›  Opinion 

March Madness

Selon Bill Gross, gérant chez Janus Capital, la faiblesse des taux réels/plus-values sur le capital nous a entraînés vers l’inconnu. Or nous devons être conscients que cette terre inconnue est hostile aux investisseurs…

Tous les ans, la période de March Madness (les folies de mars) me renvoie à ma propre « carrière » de joueur de basket-ball, qui, je le reconnais était relativement anecdotique. Mais qu’attendez-vous d’un grand homme blanc d’1,80m, dont les principaux atouts étaient de savoir sauter haut et d’être plutôt pas mal en short ? J’ai quand même occupé le rôle de meneur pendant 3 ans d’affilés dans le championnat du lycée ; mais de cette époque, je me souviens moins des paniers réussis après la sonnerie (buzzer beaters) que des jolies Pom-Pom Girls hurlant « Bill, Bill, he’s our man – if he can’t do it no one can. » Mais leur enthousiasme s’arrêtait à la porte du gymnase. Elles ne me saluaient jamais dans les couloirs du lycée, ce qui me semblait étrange – un phénomène qui m’a néanmoins préparé pour mes années à Duke University...

Fort de mon statut de « star » au lycée, j’ai tenté de rentrer dans l’équipe de réserve des premières années de Duke. Cette année-là, les équipes de Duke étaient bien étoffées, avec trois futurs joueurs des All Americans et de la NBA, mais ils avaient besoin de s’entraîner et je me suis proposé pour servir la cause – pas Duke – mais une chance de me faire remarquer et d’enfin attirer une fille sur la banquette arrière de ma voiture pour la première fois de ma vie. Mais éliminé lors de la première séance d’essais, et fréquemment dans les parkings de l’université après les deuxièmes et troisièmes rendez-vous, je n’ai réussi aucun de ces deux objectifs !

J’ai pu avoir ma petite revanche lorsque 35 ans plus tard, je suis revenu à mon alma mater dans le cadre d’un projet de philanthropie. J’ai été récupéré à l’aéroport par nul autre que Bucky Waters, l’entraîneur des joueurs de première année qui m’avait si durement recalé à l’époque. Il ne m’a pas reconnu, mais je l’ai salué en lui disant que j’étais ravi de le revoir. « Ah bon, on s’est déjà rencontrés ? » demandât-il plein d’enthousiasme à l’idée de liens personnels plus proches et donc d’un plus gros chèque. « Une fois » je lui ai répondu, « en 1962, lorsque tu m’as éliminé de l’équipe de réserve ». « Oh je suis vraiment désolé ! » répondit-il. “Moi aussi, je suis désolé, ça va coûter très cher à l’université ! ». Nous avons beaucoup ri et depuis, nous sommes restés de bons amis.

Mais ma carrière de joueur de basket-ball à Duke ne s’est pas arrêtée là. Il y a 12 ans, j’ai participé à un stage d’été pour les hommes de mon âge au Cameron Indoor Stadium – là où j’avais été éliminé de manière si humiliante (mais certainement méritée) près de 40 ans auparavant. Le mythique entraîneur Coach K, responsable de la session de trois jours, a lancé les festivités avec un discours inspirant, tout en nous rappelant que nous étions là pour nous amuser. Il a conclu en disant qu’au cours des 15 dernières années, personne n’était parti du stage sans avoir marqué un panier. Personne - jusqu’à ce que Bill Gross ne s’inscrive au stage. Je ne sais toujours pas pourquoi on ne m’a jamais passé le ballon, peut-être à cause de mes fréquents « air ball » ou de mes pivots constants – allez savoir. Mais je me souviens que lors du dernier match, Coach K a appelé une formation spéciale. L’entraîneur a même demandé à l’autre équipe de me laisser de la place autour du panier pour maintenir la séquence. Il reste 30 secondes. J’ai le ballon. Mes belles jambes sont recouvertes par les shorts modernes au genou et je n’ai plus la détente d’un ado qui peut faire un dunk directement dans le panier. Plus de jolies Pom-Pom Girls non plus pour crier mon nom, mais je dribble avec confiance vers le panier sans être gêné par mes adversaires. Je tire. La balle rentre et tourne autour du panier, puis ressort. La séquence est rompue. Ecœuré, je dis à l’entraineur : « Ça, ça va te coûter quelques dollars, Coach K » lors des poignées de main après la sonnerie. Nous avons bien ri, en nous apitoyant sur mon unique contribution au basket-ball de Duke. Comme je l’ai dit plus haut, une carrière anecdotique – pleine d’anecdotes, mais sans un seul point de marqué. Ni dans les parkings de la résidence Alpha Pi, ni sur les terrains de Cameron Indoor Stadium.

Personne ne peut vraiment les prévoir, et contrairement au lay-up que m’avait offert Coach K à l’époque, il n’y pas de cadeau lorsqu’il s’agit de tirer un panier de Fed Funds.

Mais s’il y a bien un concept économique qui n’est pas un lay-up aujourd’hui, c’est le niveau moyen des Fed Funds au cours des prochaines années. Personne ne peut vraiment les prévoir, et contrairement au lay-up que m’avait offert Coach K à l’époque, il n’y pas de cadeau lorsqu’il s’agit de tirer un panier de Fed Funds. Comme nous le savons tous, le taux d’intérêt neutre ou naturel n’est pas un nouveau concept. Irving Fisher, au début du 20ème siècle, avait émis l’hypothèse que si les taux directeurs nominaux neutres pouvaient évoluer à la hausse ou à la baisse en fonction de l’inflation et des taux de croissance cyclique, le taux naturel réel, lui, restait relativement constant. Je pense que cette théorie a été invalidée par les évènements historiques, non seulement car les banques centrales et les politiques fiscales des gouvernements ont supprimé (et parfois remonté) ce taux réel, mais en raison de l’évolution des taux de croissance réels du PIB, des facteurs démographiques, et de la mondialisation de la finance, entre autres. Greenspan a abordé ce concept avec la question sur « l’exubérance irrationnelle » - à laquelle il n’a jamais répondu, et Bernanke s’en est rapproché avec son « excès d’épargne mondiale ». Janet Yellen et ses milliers d’employés, rompus aux modèles historiques, ne s’en sont pas rapprochés de près depuis. Ils croient toujours en leurs points bleus nominaux à 3 ¾ %, qui se traduisent par des taux d’intérêt de 1 ¾ %, le modèle en vogue depuis maintenant 30 ans. Mme Yellen elle-même a admis que le taux neutre réel évoluait et qu’il dépendait d’une multitude de facteurs, dont la politique fiscale et budgétaire, les primes de terme, les cours des actions et les courbes des taux – trop pour pouvoir être modélisés. Lorsque Jim Cramer hurlait « ils ne savent rien, ils ne savent rien », il exagérait à peine. C’était un taux réel de 3 % aux Etats-Unis qui a cassé l’économie mondiale endettée en 2006/2007 ; un taux qui aurait pu être approprié il y a 20 ans, lorsque le crédit en % du PIB était de 200 % et non de 350 %, mais pas en 2006, lorsqu’un taux teaser à court-terme de 1% sur une maison de 500 000 $ à Molesto en Californie se métamorphosait tout de suite en en prêt Libor + 3 %, cassant dans sa foulée le marché de l’immobilier résidentiel américain.

En fait, quelques économistes de la Fed sont bien montés à bord du train de la neutralité. Certains dès 2001, comme le montre un article de la Fed de San Francisco (celle de Janet Yellen), rédigé par Thomas Laubach et John Williams. Ce papier présente l’historique du taux d’intérêt réel américain, qui passe de 4½ % en 1965 à -0.35 % aujourd’hui. Ce modèle est mis à jour tous les trimestres ; et bien que je ne crois pas aux modèles historiques per se, il me semble clair que le taux neutre réel a évolué de façon dramatique, comme le montrent les prix en temps réel sur le marché obligataire. Le niveau du taux réel neutre dans les 5-10 prochaines années est difficile à prévoir. C’est sur cette thématique que va se focaliser cette édition des Perspectives.

Logiquement, sans prendre en compte les modélisations historiques, il ne serait pas étonnant qu’un nouveau taux neutre apparaisse après la dévastation causée par Lehman et la Grande Récession. Reinhart et Rogoff ont en effet mesuré des taux directeurs très différents durant les récessions, puis lors des redressements qui ont suivi. Ils ont reconnu l’influence considérable des longues périodes de dépression, marquées par des rendements plafonnés sur les Bons du Trésor, ainsi que les grands changements destructeurs d’inflation du système financier international, comme Bretton Woods et la transition vers le dollar comme monnaie de référence au début des années 70. Des changements de politique qui rentrent dans mon schéma de pensée. Les taux directeurs réels moyens dans les économies développées (-2%) calculés par Rogoff et Reinhart entre 1940 et 1980 étaient basés sur un premier endettement, suivi par un nécessaire mouvement de désendettement. Les taux directeurs ont servi d’arme cachée pour les banquiers centraux jusqu’à ce que la reprise soit assurée et que l’inflation tant redoutée de Jim Grant ne réapparaisse dans les années 1970. A ce moment les taux réels positifs de Paul Volcker étaient parfaitement justifiés – des taux réels réellement positifs. De mon point de vue, bien que cette hypothèse soit difficile à modéliser, les taux réels peuvent subjectivement et logiquement créer des cycles d’hyper endettement et des bulles spéculatives sur les classes d’actifs, puis tenter de calmer le jeu une fois qu’elles ont éclaté. C’est l’expérience vécue par les banques centrales ces 100 dernières années, aux Etats-Unis et ailleurs.

Rien de ce que je présente ici n’est révolutionnaire ou digne d’un prix Nobel, mais je souhaite rappeler pourquoi le nouveau taux réel neutre pourrait être beaucoup plus bas aujourd’hui et à l’avenir qu’il ne l’a été durant la période Volker 1979-Bernanke 2009 - un chiffre qui selon les calculs de Rogoff et Reinhart s’établit à +1,35% dans les économies développées et à +2,88 dans les pays émergents.

Il est possible d’aborder l’estimation des nouveaux taux neutres pour les économies développées (et émergentes) d’un autre angle. Je pense qu’il est utile de mesurer l’écart entre les taux directeurs et les taux de croissance nominaux du PIB sur la période post-Lehman, pour bien comprendre quel taux a été requis pour stabiliser certaines des grandes économies développées à l’époque. Le lancement de programmes de QE tout autour du globe déformera cette observation, mais la conclusion n’en sera que plus conservatrice. Mon hypothèse, basée sur le bon sens, est que les taux directeurs nominaux doivent forcément être inférieurs au PIB nominal. Si le PIB annuel représente le rendement de l’ensemble du crédit en cours et des actions implicites pour l’économie d’une nation, alors la classe d’actifs la plus sécurisée et la plus liquide doit nécessairement être « pricée » à un niveau inférieur à celui du PIB, afin de susciter de l’investissement. Un niveau qui serait le taux directeur. Mais la question est de savoir quel est ce niveau. Laissez-moi résumer en rappelant que les taux directeurs nominaux aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Allemagne sont, en moyenne, inférieurs de 350 points de base à la croissance nominale du PIB depuis 2010, et inférieurs de 150 points de base à l’inflation. Et il s’agit des chiffres pour les 3 premières économies développées du monde ! Pour stabiliser ces trois titans du monde développé, le taux directeur neutre réel dans ces pays s’est établit à -1,5% pendant 5 ans. Il n’est pas déraisonnable de penser que ce taux pourrait être 0% au lieu du 1,75% de la Fed, même si ces économies se « normalisent ». D’autres économies développées et émergentes devront réduire les leurs de la même manière.

De nouveaux niveaux neutres ont des répercussions sur les durations des portefeuilles et le positionnement sur la courbe des taux en gestion obligataire, sur les ratios de PER pour la gestion actions, et sur les taux à long-terme pour l’immobilier (parmi d’autres indicateurs de valorisation). Mais surtout, ces niveaux nous mènent in fine vers les perspectives de performances futures. En effet, si 0 % en réel est le Nouveau Neutre aux Etats-Unis et qu’il est plus faible ailleurs, les épargnants et les investisseurs ne seront pas en mesure de générer suffisamment de rendement pour répondre à leurs engagements de passifs présumés. Si les taux réels restent aussi bas, les flux de revenus actualisés dépendent uniquement de la croissance et/ou de l’inflation et non des plus-values sur le capital, qui au cours des trois dernières décennies ont été fortement influencées par la baisse des taux réels. La faiblesse des taux réels/plus-values sur le capital nous a entraînés vers l’inconnu. Or nous devons être conscients que cette terre inconnue est hostile aux investisseurs.

La faiblesse des taux réels/plus-values sur le capital nous a entraînés vers l’inconnu. Or nous devons être conscients que cette terre inconnue est hostile aux investisseurs.

Savoir comment maximiser le ratio rendement-risque dans ces zones inexplorées sera la clé. Il existe plusieurs approches - l’une ou l’autre pourrait être la bonne. Dalio et Prince de Bridgewater proposent l’hypothèse que si les coûts d’emprunt tournent autour de 0 % en réel, un effet de levier peut être déployé prudemment sur les actifs, tout en restant conscients des risques extrêmes intrinsèques à notre nouvel environnement de dette et de politique monétaire non-conventionnelle. Jeremy Grantham et ses collègues de GMO suggèrent d’attendre, positionnés sur des liquidités à faible rendement, dans l’hypothèse d’un retour à la moyenne sous 7 ans et non sur un cycle de 20 ans, comme le proposent Rogoff et d’autres. Grantham s’attend à un déluge sur les bourses dans un avenir proche, et il a peut-être raison de s’en inquiéter ; mais s’il a tort, GMO court le risque de sous-performer pendant cette période d’attente. Ensuite, il y a Warren Buffett, qui a l’avantage de gérer un fonds fermé en quasi-permanence et qui peut s’offrir le luxe d’acheter les valeurs lorsqu’elles sont fondamentalement sous-valorisées. Pour la plupart des investisseurs, qui n’ont pas le confort d’une structure « fermée », Jack Bogle offre peut-être la meilleure solution. Personne ne sait où vont les marchés, mais ce dont on est sûr, c’est que moins on paie de frais, mieux c’est.

Parmi les quatre approches décrites ci-dessus, les portefeuilles « unconstrained » de Janus sont plus proches de la philosophie de Bridgewater. Le faible coût de l’endettement est une source d’alpha tant que les taux courts restent faibles et refètent ce nouveau neutre de 0 % en réel. Bien sûr, si un investisseur emprunte à court-terme pour investir à plus long-terme et avec davantage de risques, il devra nécessairement déployer son levier sur les bons actifs pour générer de l’alpha. Une tâche qui n’est pas si simple de nos jours car presque tous les actifs sont artificiellement valorisés. Le challenge est d’acheter les classes d’actifs qui pourraient rester artificiellement élevées sur l’ensemble de la période de détention. De mon point de vue, les spreads de crédit sont trop serrés et donc chers. La duration est plus neutre mais offre peu de potentiel de rendement aux Etats-Unis, dans la zone Euro et au Royaume-Uni – à moins que l’économie mondiale ne se rapproche de la zone de récession. L’opportunité la plus intéressante pour moi repose sur le concept suivant : le programme de QE lancé par Draghi pour les 18 prochains mois rachètera environ 200% des nouvelles émissions nettes souveraines sur cette période ; il maintiendra ainsi les rendements à des niveaux bas en Allemagne et bloquera dans la foulée les Bons du Trésor et les Gilts du Royaume-Uni. Personnellement, je n’achèterais pas ces actifs clairement surévalués, mais je vendrais la volatilité qui les entoure, de manière à capter des rendements beaucoup plus élevés dans l’éventualité où le Bund allemand à 10 ans (20 pb) n’évolue pas vers -0.05% ou +0.50% dans un horizon de trois mois. Le QE de Draghi renforce la probabilité que les taux restent dans cette fourchette, tout comme Kentucky, qui a toutes les chances de remporter le March Madness début avril. Nous verrons bien.

Je vous souhaite bonne chance dans vos paris sportifs au bureau. Je ne suis pas un parieur à titre personnel, mais je ne peux toujours pas regarder les matchs de Duke sans courir le risque d’un infarctus. Je n’ai jamais pu faire partie de l’équipe mais je reste de tout cœur avec eux. Et je m’en veux toujours d’avoir loupé ce lay-up...

Bill Gross , Avril 2015

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