›  Opinion 

La concurrence pour les capitaux

L’économie chinoise attire davantage de capitaux étrangers grâce à des changements structurels et à son entrée tardive dans les principaux indices obligataires et actions. Ces changements pourraient avoir des implications importantes pour d’autres pays émergents.

Pendant des milliers d’années, les citoyens chinois ont acclamé l’empereur de la dynastie comme le souverain de la Tianxia, ou « tout ce qui est sous le ciel ». La Chine était Zhongguo, « l’Empire du milieu » - littéralement le centre de la planète.

Dans la finance moderne, la Chine a joué un rôle tout aussi central dans la vision du monde des investisseurs sur les marchés émergents. Après son entrée dans l’Organisation Mondiale du Commerce en 2001, le développement rapide de la Chine et son appétit croissant pour les ressources naturelles ont donné un coup d’accélérateur à d’autres économies émergentes. Les exportations des pays à revenu faible et intermédiaire vers la Chine ont été multipliées par 12 entre 1995 et 2010, tandis que leurs exportations vers le reste du monde n’ont que doublé [1].

Malgré sa transformation en une puissance commerciale et industrielle, la Chine n’a traditionnellement pas attiré des flux de capitaux étrangers à la mesure de sa taille. Les restrictions imposées aux investissements étrangers, conjuguées à l’inefficacité des marchés intérieurs, ont dissuadé les investisseurs internationaux. Mais, cela pourrait être sur le point de changer et avoir d’importantes implications pour les flux de capitaux à destination de l’ensemble des marchés émergents.

Deux facteurs clés favorisent davantage de flux de capitaux étrangers à destination de la Chine. Le premier est la diminution de l’excédent de sa balance courante, laquelle est révélatrice des changements structurels dans l’économie chinoise. Les analystes de Morgan Stanley prévoient que la Chine accusera un déficit cette année, pour la première fois depuis 1993 [2]. Le gouvernement assouplit les règles sur les investissements étrangers afin de tenter de combler ce déficit.

Le second facteur clé est l’entrée de la Chine dans plusieurs indices de marché internationaux. La pondération des actions chinoises de catégorie A augmente au sein de l’indice MSCI EM et la Chine est également sur le point de rejoindre des indices de référence obligataires majeurs, ce qui pourrait potentiellement donner lieu à des sorties de capitaux dans les autres composants de l’indice. Ces événements ont toutes les chances de se traduire par une concurrence accrue pour les capitaux parmi les petites économies émergentes dépendantes des financements étrangers.

« Il existe des inquiétudes légitimes quant à la réorientation des flux de capitaux internationaux vers la Chine et de possibles risques d’une future diminution de l’offre de capitaux pour les autres marchés émergents qui, au bout d’un certain temps, les exposerait à des conditions financières plus strictes et à des taux de croissance plus faibles », indique Maulshree Saroliya, stratégiste macroéconomique chez Aviva Investors à Londres.

Des changements structurels

L’économie chinoise est témoin de changements structurels. En 2007, l’excédent de la balance courante de la Chine s’élevait à environ 10 % du PIB, mais il est tombé à 0,4 % fin 2018, selon les chiffres officiels. Certains éléments conjoncturels y ont contribué : la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine a pesé sur les exportations et la hausse des importations de matières premières a rendu la balance courante de la Chine plus sensible aux prix du pétrole.

En un sens, la diminution de l’excédent est une conséquence naturelle du développement de la Chine. A mesure que la population chinoise vieillit et s’enrichit, les taux d’épargne devraient progressivement diminuer. Cette tendance est d’ailleurs corroborée par le fait que les Chinois aisés dépensent davantage à l’étranger lors de leurs voyages, ce qui s’est traduit par un déficit de USD 240 milliards dans le secteur du tourisme en 2018, le plus important jamais enregistré [3].

Pour le moment, le taux d’épargne en Chine reste élevé, aux alentours de 45 % du PIB. Une grande partie de cette épargne a été absorbée ces dernières années par d’importants plans de relance budgétaire, mais à mesure que la Chine modère ses objectifs de croissance et retire ses mesures de relance, la balance courante devrait se stabiliser en territoire positif, affirme Maulshree Saroliya.

L’appétit de la Chine pour les matières premières commence déjà à s’émousser dans la mesure où elle souhaite réduire la voilure des mesures publiques de relance : les importations de minerai de fer ont diminué en 2018 pour la première fois en une décennie [4]. Cela pourrait avoir des répercussions sur les principaux partenaires commerciaux comme le Brésil et l’Afrique du Sud, deux des principaux bénéficiaires du modèle d’investissement de gros consommateur de ressources naturelles de la Chine au cours des deux dernières décennies.

Selon les données de Bloomberg, la part des importations chinoises en provenance des pays émergents s’établissait à 33 % en 2017, contre 36 % en 2012 - si le changement est modeste, il est toutefois révélateur de l’orientation de la tendance [5].

« Au fur et à mesure que l’économie chinoise gagne en maturité, d’autres pays émergents pourrait avoir à surveiller attentivement sa demande de matières premières et à réfléchir plus profondément aux moteurs de croissance à long terme de leur économie nationale », explique Will Ballard, responsable de la gestion des actions de petites capitalisations émergentes chez Aviva Investors. « Prenons l’exemple du Brésil : il pourrait ne plus être en mesure d’exporter autant de minerai de fer ou de pétrole brut vers la Chine, ce qui pourrait porter préjudice à ses perspectives de croissance. »

Entrée dans les indices

La diminution de l’excédent de la Chine a d’autres conséquences pour l’ensemble des pays émergents. Dans la mesure où sa balance courante s’oriente vers un déficit, le gouvernement accélère ses efforts visant à libéraliser le système financier et à attirer davantage de capitaux étrangers.

Initialement, Pékin avait restreint l’accès aux marchés onshore en ne permettant qu’à un groupe limité d’investisseurs étrangers de participer via le programme Qualified Foreign Institutional Investor (QFII), dans le cadre duquel elle a émis des quotas pour les fonds de pension et d’autres grandes institutions. Depuis qu’UBS et Nomura ont été les premières institutions à obtenir le statut de QFII en mai 2003, environ 300 établissements étrangers ont reçu des licences.

De nouveaux circuits s’ouvrent désormais pour permettre à de plus nombreux investisseurs d’accéder aux actifs onshore libellés en yuans.

« Le marché obligataire interbancaire chinois et Bond Connect – utilisant la même infrastructure boursière que le Shanghai-Hong Kong Stock Connect – ont permis aux investisseurs obligataires étrangers d’accéder beaucoup plus largement au marché chinois onshore », explique Stuart Ritson, gérant de portefeuille Dette des Marchés Emergents chez Aviva Investors.

« L’une des conséquences importantes de ces initiatives visant à la libéralisation des marchés est que cela a permis à la Chine de rejoindre les indices mondiaux qui doivent pourvoir être répliqués par les investisseurs internationaux », ajoute Stuart Ritson.

Le processus a commencé avec les actions. Les actions A des grandes entreprises chinoises figurent dans l’indice MSCI Emerging Markets depuis la mi-2018 et leur pondération est en train d’augmenter jusqu’à plus de 3 % de l’indice dans le cadre du processus de rééquilibrage en deux étapes ayant lieu en 2019. L’indice MSCI étant répliqué par plus de 2 000 milliards USD de fonds actifs et passifs, le rééquilibrage pourrait entraîner des sorties de capitaux sur les autres marchés émergents à hauteur de 40 à 55 milliards USD au cours des six prochains mois, selon les estimations d’UBS [6].

« 40-55 milliards USD est un chiffre important, mais il est réparti sur l’ensemble des marchés émergents, si bien que l’impact sur les différents pays est dilué. Des pays comme la Corée et Taïwan sont les plus vulnérables dans la mesure où ils représentent les seconde et troisième plus importantes pondérations de l’indice. Cela pourrait influencer la réflexion des gérants de fonds actifs, même si la majeure partie des flux sera passive », explique M. Ballard.

Une réorientation des capitaux obligataires est probable suite à l’entrée de la Chine dans de grands indices obligataires. L’indice Bloomberg Barclays Global Aggregate a été le premier de ce type à ajouter la Chine avec le lancement d’une période d’introduction progressive sur 20 mois le 1er avril 2019. Les obligations d’État chinoises et celles émises par les banques des pouvoirs publics destinées à financer des projets d’État figurent sur la liste.

Cela influence déjà les flux de capitaux. Selon une analyse des données officielles effectuée par Reuters, à fin avril, les détentions étrangères d’obligations d’État chinoises s’établissaient à un niveau record de 1 100 milliards de yuans (163,7 milliards USD), soit une hausse de 19 milliards de yuans par rapport au mois précédent [7]. Globalement, selon nos estimations, l’entrée dans l’indice Global Aggregate pourrait générer des flux de capitaux vers les obligations chinoises s’élevant à 100 milliards USD.

Le marché obligataire chinois en devise locale pourrait encore croître de 120 milliards USD si la Chine était ajoutée à l’indice FTSE World Broad Investment Grade Bond qui devrait annoncer sa décision en septembre. La Chine figure également sur la liste de surveillance de JPMorgan Chase & Co en vue de son intégration dans deux autres indices – le JPM GBI-EM Diversified et l’EMBI Global Diversified – ce qui pourrait ajouter 20 à 30 milliards de dollars aux flux de capitaux.

Les implications pour les obligations

L’ampleur globale des afflux de capitaux prévus est certes relativement modeste dans le contexte du poids de 13 000 milliards USD du marché obligataire chinois, mais le résultat net sera positif pour le cours des obligations d’État chinoises. Cela pourrait également avoir un impact macroéconomique plus large en accélérant la montée du yuan au rang de monnaie de réserve internationale, ce qui pourrait encourager davantage d’investissements étrangers sur le marché des obligations d’entreprises chinoises dans une perspective à plus long terme.

« Les capitaux prenant la direction de la Chine proviendront à la fois de gérants qui suivent passivement les indices de référence et d’investisseurs actifs désireux de tirer parti des rendements réels attrayants des obligations chinoises. Les corrélations entre les obligations chinoises et les marchés développés ont traditionnellement été faibles, offrant ainsi aux gérants actifs des avantages en matière de diversification », explique Stuart Ritson.

L’impact pourrait toutefois être négatif ailleurs dans la mesure où une grande partie des capitaux investis dans les obligations chinoises devrait être réallouée depuis d’autres marchés émergents. Ce risque pèse particulièrement sur les petites économies présentes dans les indices JPMorgan en devise locale et qui ont tendance à dépendre des capitaux étrangers.

Si la Chine est ajoutée à l’indice GBI-EM, comme prévu, sa pondération pourrait atteindre la limite supérieure de 10 % après une période de mise en œuvre d’au moins dix mois, ce qui réduirait la pondération disponible pour d’autres constituants de l’indice. Par exemple, Morgan Stanley estime que la part de la Colombie dans l’indice pourrait baisser de 1,5 %, soit l’équivalent d’une sortie de capitaux de USD 2 milliards dans les obligations colombiennes.

La faiblesse des rendements offerts par les obligations chinoises pourrait toutefois atténuer certaines conséquences de son inclusion à l’indice. « Dans la mesure où les rendements des obligations chinoises sont plus faibles que ceux de nombreux petits pays de l’indice, certains investisseurs sont susceptibles de sous-pondérer la Chine afin de conserver une exposition plus importante aux autres marchés. Et la mise en œuvre progressive devrait limiter les distorsions. Mais, des marchés de taille intermédiaire tels que la Malaisie et la Pologne pourraient voir leur pondération dans l’indice diminuer de près de 1 %, introduisant ainsi un facteur technique négatif que les investisseurs devront prendre en compte parallèlement à d’autres risques macroéconomiques », déclare M. Ritson.

Les investisseurs en actions réfléchissent aux marchés émergents hors Chine A plus long terme, l’entrée de la Chine dans les indices actions internationaux pourrait avoir des effets plus larges. A mesure que la part de la Chine dans les indices de référence commence à augmenter de manière à traduire sa part du PIB mondial, les points de vue sur sa position par rapport aux autres marchés émergents sont susceptibles de changer, ce qui pourrait conduire les investisseurs à reconsidérer leur approche à l’égard de la classe d’actifs.

« A mesure que l’indice des marchés émergents sera de plus en plus dominé par la Chine, la dynamique va changer pour les investisseurs », déclare Alistair Way, responsable de la gestion actions émergentes au sein d’Aviva Investors. « Supposons que la Chine obtienne jusqu’à 40 % de l’indice MSCI, ce qui pourrait bien se produire si un plus grand nombre de marchés de capitaux chinois sont inclus. Quel serait alors l’utilité de la classe d’actifs des marchés émergents dans ce scénario ? »

Alistair Way établit une analogie avec la situation du Japon dans les années 80, lorsque son économie en expansion a vu son poids atteindre 44 % dans l’indice MSCI World - plus du double de sa part du PIB mondial - alors que les investisseurs cherchaient à exploiter la réussite des multinationales japonaises telles que Sony [8]. La part du Japon dans l’indice a fortement chuté au début des années 90 suite à l’éclatement de la bulle du marché.

Si la trajectoire de croissance de la Chine semble plus pérenne, son ascension pourrait toutefois fausser les indices de manière similaire. L’une des conséquences est que les investisseurs pourraient commencer à traiter la Chine et quelques autres marchés émergents plus riches comme une classe d’actifs à part, en allouant de plus en plus de ressources spécifiques au marché chinois et en gérant leurs investissements sur les autres marchés émergents séparément, tout comme l’indice Europe, Australasia and Far East (EAFE) permet aux investisseurs d’isoler les marchés nord-américains aujourd’hui.

« Il est probable que de nombreux investisseurs voudront gérer séparément leur exposition à la Chine, peut-être en envisageant des solutions sur mesure qui regroupent la Chine avec des économies asiatiques plus avancées comme Taïwan et la Corée, lesquelles sont déjà des marchés développés à tous égards, à part du point de vue de l’efficience des marchés de capitaux. Nous sommes encore très loin de ce stade, mais il est clair qu’essayer de regrouper les pays dont l’économie est de taille plus modeste - et dans certains cas, en difficulté sur le plan politique - pourrait à l’avenir créer une classe d’actifs assez confuse et indifférenciée », ajoute M. Way.

Des forces opposées

A mesure que la Chine attire davantage les investisseurs, la concurrence pour les capitaux étrangers devrait s’intensifier sur l’ensemble des marchés émergents. Mais, il existe des mesures que les responsables politiques peuvent prendre pour s’assurer qu’ils continuent d’attirer leur juste part des investissements.

De nombreuses études universitaires révèlent que si les flux de capitaux sont influencés par des conditions macroéconomiques mondiales telles que la politique monétaire dans les économies développées, les facteurs d’attraction propres à chaque pays jouent un rôle important dans la réussite. De récentes études ont montré que la qualité des institutions nationales, les risques pays idiosyncratiques et la solidité des fondamentaux ont été des déterminants clés des flux de capitaux durant la période d’après-crise, au même titre que des facteurs tels que l’appétit pour le risque et les taux d’intérêt aux États-Unis [9].

« Ces résultats suggèrent que les responsables politiques peuvent attirer les investissements étrangers en renforçant la résistance des institutions nationales et en améliorant les politiques macroéconomiques. Dans l’univers des marchés émergents toujours plus concurrentiel, ces facteurs pourraient être importants afin de distinguer les gagnants des perdants », ajoute M. Ritson.

Pour les investisseurs en actions, la stabilité politique, le dynamisme de l’entrepreneuriat et la flexibilité économique sont des facteurs particulièrement importants à prendre en considération lorsqu’ils recherchent des opportunités de sélection de valeurs au sein d’un univers émergents en mutation. La Chine, l’Inde et les pays de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) font excellente figure sur la base de ces indicateurs ; c’est moins le cas du Brésil et de l’Afrique du Sud.

« L’Inde a des problèmes de gouvernance, mais c’est une économie majeure et dynamique avec beaucoup d’entrepreneurs désireux de créer de petites entreprises et d’en faire des grandes. L’ANASE apparaît également bien placée - c’est une région relativement stable sur le plan politique et des économies comme le Vietnam sont bien décidées à accueillir les capacités de production de la Chine à mesure que les entreprises étrangères cherchent à se délocaliser en raison de la hausse des salaires en Chine et de la guerre commerciale avec les États-Unis », explique M.Way.

« A l’inverse, d’autres pays émergents comme le Brésil et l’Afrique du Sud ressemblent aux pays développés de par la faiblesse de leur taux de croissance, mais ils sont aussi politiquement en difficulté et structurellement problématiques. Une bonne entreprise peut certes transcender son environnement, mais nous n’avons toutefois pas identifié autant d’opportunités intéressantes d’un point de vue « bottom-up » sur ces marchés », ajoute-t-il.

Next Finance , Novembre 2019

Notes

[1] ‘Winners and losers from China’s commodities for manufactures trade boom,’ VOX EU, September 2017.

[2] ‘The transformation of China’s capital flows,’ Morgan Stanley research note, February 2019.

[3] ‘China’s current-account surplus has vanished,’ The Economist, March 2019.

[4] ‘China’s 2018 iron ore imports fall 1 pct, first annual drop since 2010,’ Reuters, January 2019.

[5] ‘For emerging markets, China’s shift to consumer goods is a blow,’ Bloomberg, February 2019.

[6] ‘EM FX : Implications of the $140bn MSCI EM shift,’ UBS, March 2019.

[7] ‘Foreign investors raise China holdings as index inclusion begins,’ Reuters, May 2019.

[8] ‘America’s disproportionate weight in global stockmarket indices,’ The Economist, April 2017.

[9] Marcel Fratzscher, ‘Push factors versus pull factors as drivers of global capital flows,’ Vox CEPR Policy Portal, August 2011.

Partager
Envoyer par courriel Email
Viadeo Viadeo

Focus

Opinion Les contrats à terme « Total Return » devraient poursuivre leur croissance compte tenu de l’engouement des investisseurs

En 2016, Eurex a lancé les contrats à terme « Total Return Futures (TRF) » en réponse à la demande croissante de produits dérivés listés en alternative aux Total return swaps. Depuis, ces TRF sont devenus des instruments utilisés par une grande variété d’acteurs à des fins (...)

© Next Finance 2006 - 2024 - Tous droits réservés