Marchés émergents : un pouvoir d’attraction vivace

Les pays émergents présentent d’évidentes vulnérabilités. Elles sont inhérentes à leur développement. Cependant, ce dernier recèle une attractivité évidente et durable. Sous réserve que soient entreprises les « fameuses » réformes structurelles : complexes, profondes voire douloureuses à court terme.

Vulnérabilités et solvabilité financières

Au tout début de la crise, les marchés émergents ont souffert sans discrimination aucune. Les marchés se sont ensuite concentrés sur les économies apparaissant les plus fragiles : économies confrontées à de larges déficits courants, de lourds déficits fiscaux, d’importantes dettes en devises fortes. Les « victimes » habituelles évidemment exposées à un reflux des capitaux étrangers sont l’Afrique du Sud, le Brésil, la Turquie, l’Indonésie et l’Inde.

De façon à mieux évaluer les vulnérabilités externes, se pencher sur le besoin de financement externe (BFE) est significatif car il fournit une mesure alternative de la solvabilité externe (mais évidemment pas de la liquidité). Le BFE pour une période donnée est la somme du solde courant, de la dette à court terme, des remboursements de la dette à long terme diminuée des investissements directs et des réserves de change.

Il est intéressant de regarder le BFE en termes relatif et absolu. À titre d’illustration, la Hongrie présente, de longue date, un BFE substantiel et dangereux en % du PIB (20 %) ; cependant, si l’on prend en considération son niveau absolu en dollar (25 Mds $), le pays pourrait être aidé facilement par une intervention peu onéreuse du FMI à titre « préventif ». Les BFE du Brésil et de l’Inde en % du PIB sont faibles (7,8 % et 8,8 % respectivement) mais leur taille en valeur absolue est sans conteste importante (170 Mds $ et 175 Mds $ respectivement).

L’attention des marchés se concentre sur les déficits courants et les réserves de change. Or, celles-ci ne sont qu’une source « ultime » de financement

Les réserves de change n’ont pas vocation à être une source « immédiate » de couverture du BFE. Elles visent à rassurer les investisseurs et sont tout d’abord utilisées pour lutter contre une dépréciation de la devise. C’est généralement pour faire face à une situation de stress extrême qu’elles se transforment en source « ultime » de financement.

L’utilisation du besoin de financement externe, mesure imparfaite de la solvabilité externe, permet de tempérer les craintes des marchés qui ont redouté (voire redoutent) une crise « classique » de balance des paiements similaire à celle de 1997-1998. Les attaques des marchés se concentrent naturellement sur les marchés larges et liquides (actions, dettes locale et externe, change).

Les outils visant à amortir les chocs externes

L’accumulation de réserves de change pour « motif de précaution » peut être réduite dans la mesure où des sources de financement alternatif sont disponibles rapidement et simplement en cas de crise. Par exemple, la Réserve fédérale américaine met en place des lignes de swap visant à fournir des dollars aux banques centrales étrangères qui peuvent ainsi alimenter leurs propres institutions durant les périodes de stress de marché. Outre ses outils traditionnels (aides conditionnelles à la balance des paiements, l’instrument le plus classique étant le Stand-by Arrangement), le FMI développe des formes alternatives de financement (comme les Precautionary Credit Lines) : des lignes de crédit flexibles, sans conditionnalité, mises en place à titre préventif, immédiatement mobilisables mais n’ayant pas nécessairement vocation à être utilisées. Les pays émergents (mais également les pays avancés) redoutant des appréciations excessives de leur taux de change, un excès de liquidité, une allocation inadaptée du capital, donc la formation de bulles, ont eu recours à différents outils destinés à gérer préventivement le niveau et la volatilité des entrées de capitaux. Les pays cités à titre d’illustration par le FMI (FMI « Multilateral Policy Issues Report – 2013 Pilot External Sector Reports » – Août 2013) se situent au-delà des frontières des seules économies émergentes… La Suisse avec l’introduction d’un plafond sur son cours de change par rapport à l’euro ; le Danemark avec l’imposition de taux d’intérêt négatifs sur les dépôts.

Pour contrer l’appréciation de leur taux de change, certains pays sont intervenus directement sur le marché (Brésil, Indonésie, Corée, Suisse) ou ont maintenu un taux d’intérêt directeur faible (Indonésie, Suisse, Turquie) ; certains ont libéralisé les sorties de capitaux (Philippines, Afrique du Sud, Thaïlande). Enfin, d’autres ont opté pour l’imposition temporaire de taxes sur les flux de capitaux.

À cet égard, le cas du Brésil est plus qu’intéressant. Entre 2007 et 2012, le taux de change effectif réel du Real s’est apprécié de 32 %. Au cours de la seule année 2010, l’appréciation atteint 13 %. De façon à endiguer cette dernière et à « décourager » les investissements de portefeuille, le gouvernement a introduit une taxe de 2 % sur les achats d’obligations et actions locales de la part des non-résidents (foreigneroriginated transactions). Cette taxe a été relevée à deux reprises (4 % puis 6 %) puis éliminée en juin 2013.

On assiste en outre à une forte hausse des flux à l’intérieur des émergents eux-mêmes (« flux Sud-Sud »). Cette circulation de capitaux « intra-émergents » pourrait compenser la baisse des flux en provenance des économies matures et mieux résister aux à-coups temporaires. Enfin, signe (s’il en fallait encore) de cette interpénétration financière, les entrées de capitaux de la part des non-résidents augmentent de concert avec les sorties de capitaux émanant des résidents eux-mêmes. Au sein de l’univers ici considéré, le cas du Brésil (précurseur par sa nature même ?) en fournit une excellente illustration, tout particulièrement par les investissements directs que les entreprises brésiliennes effectuent hors de leurs frontières.

L’attractivité va bien au-delà des différentiels de taux d’intérêt

L’accroissement patent des flux à destination des économies émergentes résulte évidemment de multiples facteurs. Les sources des flux volatils sont classiques : excès de liquidités dans les économies matures générées par des politiques monétaires plus qu’accommodantes, différentiels de taux d’intérêt, recherche de rendements à court terme. Quand domine cet appétit pour le risque, les distinctions entre pays émergents s’estompent et les problèmes structurels propres à chacun d’entre eux sont mésestimés voire simplement ignorés (qu’il s’agisse d’investir avec « enthousiasme » ou de désinvestir brutalement).

Le développement de l’épargne domestique est la clé de voûte de la résolution des déséquilibres internes donc externes

Mais, les pays émergents ne sont plus « périphériques ». Au-delà de ces motivations temporaires, ils exercent une force d’attraction structurelle. Les différentiels de taux d’intérêt n’y sont pas étrangers mais ils sont inhérents au rattrapage économique. En effet, les politiques monétaires émergentes doivent, simultanément : développer les marchés de dette locale, pallier la faiblesse de l’épargne intérieure, ancrer les anticipations inflationnistes (après avoir souffert de phases même anciennes d’inflation élevée et volatile), remédier à la faiblesse des institutions chargées de la protection des investisseurs, faire oublier une longue histoire de restructurations de dette voire de défauts de paiement. Au-delà de leur internationalisation (dont atteste l’ouverture de leurs comptes de capital) et de l’approfondissement de leurs marchés financiers locaux, leur croissance potentielle constitue un atout décisif (qui ne motive pas seulement les investissements directs).

Des défi s structurels majeurs… mais qui ne sont pas l’apanage des seuls pays émergents…

Les pays émergents (et ce ne sont pas les seuls) doivent faire face à des défis structurels majeurs dont la résolution requiert un réel courage politique. Il s’agit notamment de promouvoir l’épargne domestique, l’investissement privé et les investissements directs étrangers. Dans une étude récente (FMI « Pilot External Sector Report – Individual Economy Assessments » – Août 2013), le FMI dresse un panorama synthétique des mesures ambitieuses à mettre en oeuvre, panorama loin d’être circonscrit aux pays émergents…

Le Brésil doit ainsi augmenter l’épargne domestique longue en développant les fonds de pension. La structure des dépenses publiques doit être repensée : elle doit être moins un outil de stimulation de la consommation privée qu’un levier de développement de l’investissement. Le policy mix doit être poursuivi et approfondi. Enfin, l’utilisation de mesures visant à gérer les flux de capitaux volatils est préconisée. Dans le cas de l’Inde, il s’agit de durcir la politique fiscale pour réduire significativement le déficit public et de desserrer les contraintes pesant sur l’offre. Les contrôles des capitaux doivent être assouplis progressivement pour attirer tant les investissements directs que ceux de portefeuille.

L’Indonésie doit prendre des mesures pour remédier à l’aggravation du déficit du compte courant. Il s’agit notamment de maintenir le déficit budgétaire structurel actuel (faible) tout en éliminant les subventions à l’énergie. La politique monétaire (resserrement) et le taux de change (flexibilité accrue) doivent s’ajuster selon les évolutions des prix des produits de base et du compte courant.

Compte tenu de ses déséquilibres extérieurs (vulnérabilités liées à la dette courte), la Turquie doit s’atteler au développement de l’épargne privée. Elle doit s’imposer une politique fiscale plus stricte. La politique monétaire (bien qu’elle affiche un objectif d’inflation…) doit cesser de systématiquement arbitrer en faveur de la consommation aux dépens des prix.

Les tâches auxquelles doit s’atteler l’Afrique du Sud sont multiples. Une épargne faible au regard de l’investissement, en raison notamment des projets d’infrastructure (importants et impératifs), générera des déficits courants substantiels. Bien que la dette externe soit faible et libellée à hauteur de 50 % en monnaie locale, les vulnérabilités externes croissent. Point crucial : la mise en oeuvre du Plan de Développement National [1] doit permettre d’augmenter la productivité et la compétitivité (au travers, notamment, des réformes des marchés du travail et des biens). Doivent être parallèlement traités, toujours en vue de promouvoir l’épargne domestique, l’assainissement budgétaire et l’augmentation de l’endettement des ménages. L’épargne de ceux-ci requiert une croissance rapide de leur revenu disponible via l’emploi. Enfin, l’accroissement des réserves de change doit permettre d’atténuer le risque de crises de liquidité.

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Un pouvoir d’attraction patent et pérenne

Après un choc violent, un regain d’enthousiasme sélectif se dessine en faveur des émergents. Mais, le rebond manque de vigueur. Le risque de nouvelles turbulences ne peut être exclu. Les questions de liquidité demeurent épineuses dans le contexte de sortie progressive de la politique monétaire non conventionnelle. Les investisseurs semblent cependant avoir quitté une logique de recherche d’exposition « exotique » pour des approches de valorisation relative. Cela reflète une meilleure appréhension des spécificités économiques propres à chacun des pays. La situation actuelle est très éloignée de celle qui prévalait en 1997-98 avec laquelle sont établis des parallèles abusifs. Les économies émergentes ont réalisé d’importants progrès en matière de stabilité macroéconomique. Au-delà des turbulences inévitables (dont ils n’ont pas le monopole), les marchés émergents, portés par leur rattrapage économique (rattrapage lent et semé d’embûches), disposent d’un réel pouvoir d’attraction.

CATHERINE LEBOUGRE , Octobre 2013

Notes

[1] La Commission de planification nationale indépendante a publié un projet de Plan National de Développement en novembre 2011 (stratégie visant à atteindre des objectifs de développement d’ici 2030 grâce à la mise en oeuvre de réformes structurelles, dont celle du marché du travail).

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