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Marchés d’actions : faut-il envisager la formation d’une bulle ?

Il est probable que les taux longs remontent progressivement et que le marché des actions poursuive sa hausse avant que la Fed ne finisse par durcir sa politique monétaire, estimant la croissance soutenable et l’inflation trop forte.

Il est aussi possible qu’avant d’en arriver là, la Fed repousse sa guidance un peu plus loin et laisse même le marché passer au-dessus du PER d’équilibre qu’on peut estimer à « 20-l’inflation » et amorcer une bulle. Un PER de 18x les profits des 12 mois précédents sur le S&P500 nous alerterait sur le côté excessif de la valorisation.

Les marchés d’actions devraient finir l’année en hausse en 2014. Ce scénario est consensuel mais ne nous choque pas, au contraire ; à ce stade du cycle, alors que l’amélioration des fondamentaux est désormais visible, cela est tout à fait classique et il ne faut pas s’en alarmer outre-mesure. On peut néanmoins se demander comment ce cycle finira.

Cette année encore, la baisse potentielle des actions se trouve limitée par la capacité d’intervention des banques centrales en période de faible inflation. La « crise » émergente de ce début d’année, de nature plutôt désinflationniste pour les matières premières et les économies développées, vient d’ailleurs paradoxalement renforcer l’argument. Dans le même temps, une hausse trop rapide sous prétexte d’une accélération de la croissance américaine se trouverait capée par la menace d’une politique monétaire plus contraignante. Ce double bornage peut facilement prolonger la période de faible volatilité qui flatte les budgets de risque des investisseurs professionnels et attise l’appétit des investisseurs privés, avec comme corollaire une poursuite de la réallocation des flux vers les actions, plus rapide que la hausse des profits. La valorisation pourrait alors facilement devenir excessive ; certains évoquent déjà la formation d’une bulle qui se construit pas à pas. Cet article va se concentrer sur cette question.

Aux États-Unis, le PER d’équilibre serait égal à 20-l’inflation

La prime de risque ne fait que se normaliser alors que le PER ajusté du cycle est cher

Tout le monde a les yeux rivés sur le niveau des taux longs, y compris la Fed. Une hausse trop rapide pourrait casser la croissance. C’est d’ailleurs pour cela que la probabilité qu’un tel scénario se produise est limitée. Rappelons qu’historiquement actions et taux sont positivement corrélés tant que les taux sont inférieurs à 5 % (voire 4 %), puis inversement corrélés au-delà. Une remontée trop rapide vers ces niveaux pourrait mettre fin au marché haussier des actions. Comme les investisseurs avertis sont bien au courant de cette relation, ils pourraient en effet l’anticiper. Mais il est peu probable que cela se produise d’ici un an si notre prévision pour les Treasuries s’avère exacte ; nous prévoyons en effet des taux 10 ans au maximum entre 3,4 % et 3,6 % d’ici un an.

Dans les années 1950, après l’accord entre le Trésor et la Fed en Mars 1951 qui mit fi n au fait de caper les taux 10 ans à 2,5 %, ce qui était de mise depuis 1946, il a fallu 5 ans (juillet 1956) pour que les taux dépassent durablement 3 % et 8 ans pour qu’ils atteignent 4 % (avril 1959). Certes le contexte n’est pas directement comparable mais, vu sous cet angle, la possibilité d’une remontée lente des taux longs semble crédible. La prime de risque n’indiquera donc pas rapidement d’excès de valorisation, contrairement au PER ajusté du cycle qui, lui, pointe déjà du doigt la cherté du marché américain [1]. Alors comment trancher entre ces deux mesures ?

Un PER de 18x les profi ts connus sur le S&P500 nous alerterait

Une autre mesure nous semble encore plus pertinente pour essayer de déterminer un degré de cherté pouvant conduire au gonflement d’une bulle

Il existe en effet une relation très forte entre le niveau du PER (trailing) et le régime d’inflation (voir graphique n°1). Les barres représentent la médiane des PER calculés sur la base des 12 mois précédents (12 months trailing PER) en fonction des régimes d’inflation répertoriés par tranche de 3 % d’inflation. On se réfère ici au marché américain dont l’historique des données (depuis 1914) nous permet de considérer à la fois des périodes inflationnistes et déflationnistes. Il en ressort que les investisseurs sont prêts à payer davantage quand l’inflation est proche de 0 mais néanmoins supérieure, ce qui correspond d’ailleurs à l’objectif phare des banques centrales. Puis, si l’inflation augmente ou si la déflation s’amplifie, la valorisation exigée pour le marché diminue, ce qui semble logique.

Il existe une règle empirique très intéressante aux États-Unis selon laquelle le PER d’équilibre serait égal à 20-l’inflation. Si on trace une courbe sur notre graphique représentant cette référence, on constate que cela coïncide en effet très bien avec nos observations. Au-delà de cette constatation empirique de la pertinence de ce ratio, on peut aussi y voir une justification fondamentale. 20 correspond à l’inverse du niveau des taux longs nominaux américains sur très longue période (1/5), autrement dit à un PER sans risque, si on admet évidemment que les taux longs américains sont sans risque. Soulignons au passage que ce niveau correspond à celui mentionné ci-dessus quant à l’inversion des corrélations entre actions et obligations, ce qui démontre la cohérence de ces mécanismes de marché. Calculant par ailleurs les PER sur la base de bénéfices connus, on peut donc considérer que 20-l’inflation représente un niveau de PER sans risque et sans croissance, ce qui en fait une référence particulièrement pertinente en ce moment. En positionnant le PER du marché américain face à ce ratio (voir graphique n°2), on constate effectivement que la valorisation était devenue excessive en octobre 1987 ainsi bien sûr qu’à partir de décembre 1996 quand Alan Greenspan évoquait l’exubérance irrationnelle du marché.

Même si cela est moins démonstratif, le PER a également brièvement dépassé la limite en janvier 2008 avant la chute due à l’affaire Lehman. Cette référence mérite décidément qu’on s’y intéresse. L’inflation est particulièrement basse aujourd’hui et le PER ressort à 16x. Si on considère un régime d’inflation à 2 %, on peut envisager que la référence se situe aux alentours de 18x, ce qui est assez proche du niveau actuel mais laisse quand même encore un peu de place pour une hausse du marché. Au-delà de sa cible de 6.5 % sur le taux de chômage, la Fed, elle, vise 2.5 % d’inflation pour éventuellement remonter les taux, ce qui correspondrait à un PER de référence de 17.5x. Il est clair que la combinaison d’une remontée des taux de la Fed et de ce niveau de valorisation ne serait pas de bonne augure, mais nous n’en sommes pas là.

On peut aussi extrapoler cette analyse aux autres marchés.

Soumettre tous les marchés à cette référence américaine a bien sûr ses limites mais offre néanmoins un panorama intéressant :
1. Tout d’abord on s’aperçoit que les marchés s’alignent en effet le long de cette frontière.
2. Les marchés européens sont en dessous du marché américain, donc moins chers, alors même que le potentiel de rattrapage de la croissance des profits est supérieur. Cela peut s’expliquer par une composition sectorielle différente (plus de bancaires en Europe et plus de valeurs technologiques aux États-Unis) mais aussi par un risque déflationniste plus important.
3. Le Japon, qui a longtemps eu un PER stratosphérique, est rentré dans l’épure, signe d’une normalisation en cours, et apparaît même moins cher que les États-Unis sur cette mesure.
4. Les marchés émergents sont pour beaucoup d’entre eux largement décotés, ce qui peut s’expliquer par le changement de modèle en cours et une croissance potentielle à venir plus faible que ce qu’elle était. Le cas extrême de la Russie peut s’expliquer par une problématique de gouvernance.
5. D’autres marchés émergents apparaissent plus chers, comme le Mexique, ce qui est peut-être exagéré. Le marché indien, sort même un peu du cadre. Toutefois si on retenait l’inflation sous-jacente, il rentrerait lui aussi dans la norme.

On visualise donc que l’Europe et le Japon ont un potentiel de moyen terme supérieur au marché américain. Pour qu’il se matérialise, il faut que l’Europe confirme la capacité de ses profits à se reprendre dans la durée et évite de tomber dans une déflation à la japonaise. Dans le cas du Japon, il faut convaincre les investisseurs de sa capacité à sortir durablement de déflation. Quant aux émergents, l’éclatement de cet univers est flagrant. Là aussi, la résorption des décotes, quand elles existent, passe par la démonstration de la capacité de ces pays à changer de modèle sans que cela dégénère.

En attendant les marchés d’actions devraient se tenir correctement

Conclusion

Au final, il est probable que l’inflation augmente un peu, que les taux longs remontent progressivement et que le marché des actions poursuive sa hausse avant que la Fed ne finisse par durcir sa politique, estimant la croissance soutenable et l’inflation trop forte. Il est aussi possible qu’avant d’en arriver là, la Fed repousse sa guidance un peu plus loin et laisse même le marché passer au-dessus de cette référence de 20-l’inflation et amorcer une bulle. Un PER de 18x les profits des 12 mois précédents sur le S&P500 nous alerterait sur le côté excessif de la valorisation. Certes Janet Yellen est réputée être une colombe et devrait prendre son temps pour agir. Mais laissera-t-elle pour autant une bulle se former sur les actions ? L’avenir le dira bien sûr. Gardons quand même en mémoire que si la Fed de M. Greenspann avait finalement laissé se développer la bulle internet après l’avoir dénoncée, celle de M. Bernanke a décidé d’empêcher la formation d’une bulle obligataire en engageant le tapering. Certes, cette question nous semble davantage devoir être tranchée en 2015 qu’en 2014 mais mérite d’ores et déjà d’être posée. En attendant, les marchés d’actions devraient se tenir correctement, profitant encore du pare-feu des banques centrales, surtout en Europe et au Japon.

Eric Mijot , Mars 2014

Notes

[1] voir Cross Asset de décembre 2013 : Photographie des marchés d’actions dans une optique de long terme. Eric Mijot et Delphine Georges

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