Inde : à l’abri de la tempête

Plusieurs pays émergents se trouvent une nouvelle fois plongés dans la tourmente. L’Argentine et le Venezuela ont été contraints de dévaluer leur monnaie, la livre turque se déprécie contre le dollar américain, tout comme le rand sud-africain.

Neelkanth Mishra, India Equity Strategist au Credit Suisse, examine la capacité de la roupie et de l’économie indienne à résister aux remous que connaît actuellement l’économie mondiale.

La roupie indienne fait preuve d’une relative fermeté jusqu’ici. Souvenons-nous qu’elle avait subi de fortes pressions entre juin et août 2013 en raison des anticipations grandissantes de voir la Réserve fédérale américaine amorcer la réduction de ses achats mensuels d’obligations (le fameux « tapering »).

L’Inde était rangée parmi les pays surnommés les « cinq fragiles » (Brésil, Indonésie, Inde, Turquie et Afrique du Sud), dont les monnaies étaient appelées à se déprécier considérablement dès l’amorce effective du « tapering ».

L’explication tenait non seulement au déficit important de leur balance des paiements courants et à leur dépendance envers les capitaux étrangers, mais également aux incertitudes politiques dans chacun des pays concernés : tous les cinq connaîtront en effet des élections cette année. Dans le cas de l’Inde, la plupart des observateurs craignaient une répétition de la crise de la balance des paiements de 1991.

Le sentiment de crise n’est pas présent en Inde

Le « tapering » a débuté en décembre et, de fait, quatre des monnaies du groupe des « cinq fragiles » se sont dépréciées de 10% à 15% contre le dollar américain au cours des trois derniers mois. La capitalisation boursière (en dollars) du Brésil et de la Turquie retrouve les plus bas constatés en juillet-août 2013. Même les marchés sud-africain et indonésien se rapprochent de leurs plus bas. En revanche, la cinquième de ces monnaies, à savoir la roupie indienne, n’a chuté que de 3% et la capitalisation boursière totale des marchés indiens est supérieure de près de 30% aux plus bas atteints en août 2013. Ainsi, le sentiment de crise qui l’emporte sur des marchés tels que l’Argentine, la Turquie et le Brésil n’est pas présent en Inde.

Réduction du déficit de la balance courante et dépôts des NRI

Qu’est-ce qui permet à l’Inde de se démarquer jusqu’ici des autres marchés émergents ? La roupie et l’économie indienne parviendront-elles à résister aux remous que connaît actuellement l’économie mondiale ? Parmi les différentes explications qu’il est possible d’avancer, seules deux sont importantes selon moi : premièrement, la forte réduction du déficit de la balance des paiements courants, et deuxièmement, la manne exceptionnelle de 34 milliards USD liée aux mesures de la Banque centrale indienne visant à attirer les dépôts et l’épargne bancaire des NRI, ces Indiens non résidents qui vivent à l’étranger. Ces deux éléments illustrent les atouts fondamentaux de l’Inde, malgré la mauvaise presse entourant l’insatisfaction des entreprises, une démocratie « bruyante » et des pouvoirs publics qui agissent uniquement lorsqu’ils se trouvent dos au mur.

Réduction du déficit commercial

Le déficit commercial de l’Inde a connu l’an passé une diminution spectaculaire, de loin la plus importante parmi tous les marchés émergents. Alors qu’il affichait un niveau mensuel proche de 17 milliards USD avant le déclenchement de la crise l’an dernier, il atteint désormais environ 10 milliards USD par mois en moyenne.

Sur ce chiffre, 7 milliards relèvent du taux mensuel, tandis que seulement 3 milliards sont dus à la baisse des importations d’or, et le reste à d’autres facteurs.

Une grande partie de la diminution des importations d’or tient certes aux restrictions quantitatives imposées par les régulateurs (que de nombreux observateurs jugent « non fondamentales »), mais une part importante s’explique également par la baisse des cours du métal jaune. Ceux-ci ont en effet chuté de 1660 USD l’once en moyenne durant l’exercice précédent à environ 1250 USD l’once actuellement, ce qui représente une baisse de 25%.

En réalité, la majeure partie de la réduction du déficit commercial provient de l’augmentation des exportations et de la baisse des importations (or excepté), la faiblesse de la monnaie et la hausse des excédents nationaux ayant contribué à accroître la compétitivité des fabricants et des agriculteurs indiens (voir « The upside of the falling rupee », Indian Express, 4 octobre 2013).

Les agriculteurs sont notamment les principaux bénéficiaires de la dépréciation de la monnaie, sachant que la majeure partie de leurs dépenses sont effectuées en roupies.

La faiblesse de l’économie intérieure joue également un rôle dans la diminution des importations, compte tenu de la forte baisse de la demande dans des domaines tels que les biens d’équipement et les déchets d’acier alors que la demande de pétrole brut stagne.

Risque de solvabilité faible, risque de liquidité élevé

Cependant, l’amélioration des fondamentaux quelle qu’elle soit ne saurait empêcher les opérations spéculatives sur la monnaie. Les fluctuations à court terme des taux de change sont presque toujours alimentées par le sentiment. D’où l’importance des dépôts à trois ans d’Indiens résidant à l’étranger qui ont afflué en Inde jusqu’en novembre : ils ont eu pour effet de réduire le « risque de liquidité » pesant sur la roupie. Il convient ici d’apporter quelques précisions sur la différence entre « risque de solvabilité » et « risque de liquidité ». Si la dette de l’Inde en dollars a fortement augmenté ces dix dernières années, elle reste toutefois modeste en pourcentage du PIB.

Cela veut dire que le risque de solvabilité est faible. En revanche, le risque de liquidité était élevé : cette dette est en grande partie de court terme, faisant que si tous les prêteurs se mettaient à demander en même temps d’être remboursés, l’Inde se retrouverait dans une situation délicate. Le risque de liquidité peut parfois alimenter le risque de solvabilité, car lorsque les besoins sont particulièrement importants, la dette en dollar à plus long terme devient elle-même indisponible.

Le programme sur l’épargne des NRI encouragé et soutenu par la Banque centrale indienne a rapporté 34 milliards USD, un montant proche du déficit annuel de la balance des paiements courants (au rythme actuel), et a ainsi contribué à réduire le risque de liquidité pesant sur l’économie, consolidant la position de la roupie contre d’éventuelles attaques spéculatives.

Turbulences à l’horizon

Les prochaines semaines risquent d’être agitées face aux incertitudes liées à la situation préoccupante de nombreux marchés émergents, au défaut évité de justesse d’une société de gestion chinoise sur l’un de ses produits et au ralentissement temporaire de la croissance de la production mondiale. L’Inde pourrait être secouée par les remous venus d’autres régions. En effet, son interdépendance avec le reste du monde s’est considérablement accrue ces vingt dernières années, tant du point de vue du commerce que des flux de capitaux. Les dégagements hors des fonds de marchés émergents en général pourraient notamment exposer l’Inde à une fuite de capitaux, mettant les marchés nationaux sous pression même si ce n’est que de façon temporaire. Ou encore, les producteurs indiens de matières premières pourraient souffrir de la baisse des cours si l’incertitude venait à impacter la croissance mondiale. Il se peut également que le sentiment à l’égard de l’Inde soit affecté par l’évolution des prévisions concernant les résultats des différents partis politiques lors des prochaines élections législatives.

Cependant, à moins d’un défaut caractérisé d’un pays émergent, susceptible de générer des tensions systémiques dans l’économie mondiale, l’hypothèse d’une crise en Inde nous semble peu probable.

Une tendance se dessine jusqu’ici dans laquelle les monnaies et les bourses des valeurs de marchés émergents dont le déficit commercial diminue font preuve de fermeté, tandis que celles des pays dont le déficit stagne, voire se détériore, se retrouvent sous pression. L’amélioration du solde commercial de l’Inde et la stabilité de ses perspectives de croissance à moyen terme devraient mettre le pays à l’abri de tout événement désastreux.

Cet article a été publié pour la première fois dans « The India Express » le 4 février 2014 sous le titre « On the Leeward Side »

Neelkanth Mishra , Février 2014

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