Call ou non call des obligations hybrides : le cas Naturgy

Comme pour les banques lors de la crise financière de 2008, la question se pose donc : pourquoi un émetteur ne conserverait-il pas, à perpétuité, ou du moins tant que les taux ne rebaissent pas massivement, cette source de financement à bon compte ? Le ratio économie de coût / insatisfaction des agences de notation et des investisseurs ne peut-il pas être très favorable pour une entreprise ?

Si de plus en plus d’investisseurs préparent leurs tickets d’achats sur le marché obligataire, la situation n’évolue pour le moment pas en termes de niveaux de rendement et de volatilité, tant la crainte reste le sentiment dominant pour le moment… Heureusement quelques éléments concrets des entreprises viennent parfois remettre quelques briques bien matérielles au milieu de ce marasme d’émotivité qui emmène parfois les taux et les réflexions sur des terrains bien étonnants… Nous parlions de l’emprunt bancaire de Faurecia fin septembre, nous parlerons aujourd’hui des obligations hybrides de l’émetteur espagnol Naturgy.

Naturgy est une entreprise espagnole de taille moyenne active à la fois dans la production, les réseaux et l’approvisionnement d’électricité et de gaz ; avant 2018 elle se dénommait Gaz Natural. Comme toutes les entreprises du genre, au métier stable et aux besoins de financements élevés du fait des coûts d’infrastructures, Naturgy fait régulièrement appel au marché obligataire pour se financer, qu’il s’agisse d’obligations senior ou d’hybrides, au nombre de trois actuellement.

Rappelons en amont que les obligations hybrides sont dénommées ainsi car elles sont à la croisée des chemins entre dette et fonds propres, entre obligations et actions. Ce sont ainsi des obligations perpétuelles, dotées de coupons fixes qui peuvent être supprimés ou reportés en fonction de clauses spécifiées en amont dans le prospectus, et qui peuvent être remboursées au gré de l’émetteur selon un calendrier prédéfini : les fameux « calls émetteurs ».

Pour l’investisseur, ces outils mixtes sont plus risqués – absence de maturité fixe et certaine, suspension possible des coupons, subordination en cas de défaut- et offrent donc plus de rémunération.

Pour l’émetteur, ils permettent d’émettre de la dette qui sera considérée, par les agences de notation, comme un mix « dette/action », en général avec une pondération à 50% chacun, ce qui est souvent appelé clause « equity ». Ils permettent donc d’améliorer la notation de crédit d’un émetteur bien que ce soient des produits de dette, à la condition de respecter un fonctionnement défini par les agences elles-mêmes, à savoir, en général, rappeler au premier call et refinancer par de nouvelles obligations équivalentes.

Les hybrides corporates ont donc une utilité légèrement différente des hybrides bancaires, puisqu’elles ne servent à renforcer les fonds propres que du point de vue des agences de notation et des investisseurs qui leur font confiance alors que les hybrides bancaires peuvent être utilisées par le régulateur comme coussin d’absorption pour les banques. On a d’ailleurs vu beaucoup par le passé plus de déconvenues et d’imprévus dans les hybrides bancaires que dans les hybrides corporates.

Pour profiter au maximum de ces outils, les émetteurs ont donc l’habitude de rembourser ces obligations et d’en réémettre de nouvelles équivalentes, pour des raisons qui dépendent plutôt de considérations comptables et de notation crédit que pour des raisons purement économiques.

En effet, a priori, on pourrait se dire qu’un émetteur rembourse une dette perpétuelle uniquement s’il peut se financer à meilleur compte ou proche.

Mais pourquoi faire un hebdo sur les hybrides aujourd’hui ? Parce que les taux montent ! Et alors quel rapport ?

Ces dettes sont perpétuelles et peuvent donc être remboursées ou… pas. Or pendant une décennie, les taux étaient sur des niveaux historiquement bas. Les émetteurs ont donc profité au maximum de cette fenêtre pour émettre des obligations hybrides aux coupons extrêmement bas, entre 1% et 3% parfois. S’ils devaient remplacer ces hybrides aujourd’hui, avec la hausse des taux et la hausse des primes de crédit, ils paieraient, pour le même type d’instrument, deux à dix fois plus ! Même émettre des obligations seniors coûterait aujourd’hui plus cher que quelques anciennes hybrides émises il y a quelques années…

Comme pour les banques lors de la crise financière de 2008, la question se pose donc : pourquoi un émetteur ne conserverait-il pas, à perpétuité, ou du moins tant que les taux ne rebaissent pas massivement, cette source de financement à bon compte ? Le ratio économie de coût / insatisfaction des agences de notation et des investisseurs ne peut-il pas être très favorable pour une entreprise ?

Ainsi, parmi les premiers émetteurs encore en vie (car souvent le non call d’hybrides fut tout de même le prélude à un défaut ou à une restructuration, comme dans le cas récent de Bourbon) n’ayant pas rappelé leurs obligations hybrides, trouve-t-on Suedzucker, Aryzta (qui pourrait bien changer sa politique prochainement…) et le sempiternel Casino, forcé par son actionnaire Rallye d’utiliser tous les subterfuges possibles pour favoriser le patrimoine de son bénéficiaire final au détriment de toutes les autres parties prenantes…

Mais revenons à Naturgy. L’une de ses hybrides, d’un montant en circulation équivalent aux deux autres, soit 500M€, était depuis quelques semaines entré dans sa période de premier call. Son coupon avant call était de 4.125% et basculait en taux variable ensuite avec un premier fixing qui l’estimait autour de 6.5%. Certes, ce coupon grimpait mais il était clairement en deçà des niveaux actuels de rendement du marché, au vu du stress majeur et de la quasi-impossibilité de placer de nouvelles obligations hybrides actuellement. Naturgy avait alors trois choix :

1. Rembourser l’obligation et tenter d’en émettre une nouvelle pour la remplacer :
a. Naturgy respecte les attentes des agences de notation et du marché
b. Ses autres hybrides et la nouvelle conservent leur clause « equity »
c. Le coût d’emprunt de la nouvelle obligation se situe autour de 9% au vu des conditions de marché actuel, soit beaucoup plus que le coupon de 4.125% payé jusqu’à présent et passant à 6.5% post- date de call

2. Rappeler sans remplacer par une nouvelle obligation :
a. Naturgy respecte les attentes du marché
b. Les métriques de crédit se détériorent très légèrement du fait de la suppression d’une hybride comptée à 50% en fonds propres.
c. L’entreprise profite de son matelas de cash conséquent pour économiser le coupon de cette obligation
d. S&P supprime le ratio « equity » de toutes les hybrides de l’émetteur, soit l’équivalent de 750M€, ce qui peut dégrader le rating.
e. L’entreprise peut communiquer sur ses plans à venir pour contrecarrer cet effet collatéral

3. Ne pas rembourser du tout cette hybride
a. La maturité escomptée à quelques jours devient une perpétuité
b. Le prix des hybrides chute violemment, la réputation de l’émetteur se dégrade, au moins temporairement
c. L’entreprise économise 3% de coupon par rapport à l’émission d’une nouvelle obligation (9% - 6.5% environ)
d. S&P supprime le ratio « equity » de cette hybride seulement et conserve les autres, soit l’équivalent de 250M€

Depuis, quelques jours, alors que la date limite d’annonce de premier call s’approchait (18 octobre) et que le pessimisme prégnant du marché n’aidait pas à une réflexion sereine, des articles fleurissaient, en particulier sur Bloomberg, affirmant que Naturgy pourrait avoir plus intérêt à opter pour la 3ème solution que pour les deux autres, rendant les investisseurs particulièrement fébriles.

C’était oublier que les arguments principaux utilisés étaient toujours les mêmes :

  • La pure technique financière de court terme sans prise en compte des autres équilibres de l’entreprise
  • La procyclicité autoréalisatrice des marchés financiers
  • Les desideratas d’agences de notation dont on connaît aussi la procyclicité, le retard et l’absence de jugement de bon sens dans les situations les plus critiques…

Voici donc l’argument qui était utilisé :

  1. Le coût de nouvelles obligations serait prohibitif actuellement
  2. Les obligations en circulation sont extrêmement rentables pour Naturgy en termes économiques
  3. Naturgy peut optimiser son coût d’emprunt tout en satisfaisant les agences de notation pour ne pas voir son rating dégradé
  4. La meilleure solution est donc la 3eme

Et plus le délai du call approchait, plus les obligations devenaient illiquides et s’éloignaient du prix de remboursement de 100 et plus les observateurs actualisaient sur la rente un taux devenu absurde… Un titre à un mois valant 98 et offrant « en théorie » près de 25% de rendement. Mais en réalité, c’est simplement une décote de prix due à l’incertitude et personne ne gagnera 25% sur la période. Affirmer ensuite qu’en cas de non call, les obligations Naturgy devraient être pricées sur la rente à 12% ou 13% de rendement est une erreur puisque c’est justement parce qu’il n’avaient pas annoncé leurs intentions que le prix était à 98% ! En cas de call, le raisonnement est sans objet, en cas de non-call, l’émetteur reste solide, l’incertitude se réduit et, après une situation épidermique probable, les obligations pouvaient rejoindre d’autres hybrides à calls longs entre 80% et 90% du nominal, soit 7% à 8% de rendement. Une déconvenue donc possible mais pas à la hauteur des craintes de certains analystes…

Mais c’était aussi oublier, comme pour Faurecia, les équilibres et les solutions de Naturgy :

  1. Un matelas de cash de 10Mds€ : pourquoi payer un coupon à 6,5% et se mettre à dos les investisseurs pour quelques mois, le tout pour un coussin « equity » de 250M€ alors qu’on dispose de cet amas de cash, probablement loin d’être rémunéré à 6% ?
  2. Un horizon long : l’entreprise peut très bien avancer, si elle souhaite conserver l’utilité de ses autres hybrides pour sa notation, prévenir les agences qu’au vu des conditions de marché, il est préférable de patienter quelques mois pour remplacer son hybride. Est-on vraiment au jour près quand on parle d’obligations perpétuelles ?
  3. La dégradation liée au call de cette obligation est de moins de 0.5x de levier, celui-ci passerait ainsi d’environ 3.3x à 3.5x environ, soit un niveau restant tout à fait modeste et ne dégradant pas suffisamment la notation pour qu’elle passe même un cran
  4. Naturgy est dans le secteur de l’énergie, secteur dont on sait qu’il n’a jamais dégagé autant de bénéfices tant les prix ont bondi ! Quel intérêt pour un émetteur en plein boom de recourir aux subterfuges des entreprises les plus fragiles et/ou aux plus mauvaises réputations, Casino/Rallye en étant peut-être le parangon avec ses hybrides qui traitent aujourd’hui autour de 15% du nominal, pour s’efforcer de gagner quelques dixièmes de ratio de levier alors qu’elle peut les gagner en quelques mois de free cash flows ?

Bref, pour conclure, Naturgy a bien annoncé hier le remboursement de ses obligations perpétuelles, rassurant les investisseurs, dont les gérants Octo AM qui finissaient par être gagnés par le défaitisme du marché malgré leur foi en l’émetteur depuis plusieurs mois (nous mentionnerons ici les analystes de BNP, rare banque à émettre un avis tranché et juste sur le sujet quelques jours avant la date limite de call), et faisant fi des cahots des marchés financiers, comme Faurecia le faisait il y a quelques semaines. Le sujet Naturgy se répétera et il conviendra surtout de ne tirer aucune règle générale de ce cas particulier, chaque entreprise, chaque situation et chaque obligation hybride étant tout à fait spécifique. L’analyse et la décision finale d’un investisseur dépendra de la pondération des facteurs entre coût économique, coût réputationnel, bilan, notation, perspectives d’activité, et parfois même politique comme ce sera sans doute le cas pour EDF, autre entreprise aux nombreuses hybrides dont certaines sont assorties de calls courts à maturité quelques semaines…

Matthieu Bailly , Octobre 2022

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