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Les grandes entreprises technologiques à l’épreuve des enjeux ESG

Lei Qiu, gérante du portefeuille International Technology et analyste senior « Thematic & Sustainable Equities » chez AllianceBernstein Dan Roarty, directeur des investissements Thematic & Sustainable Equities chez AllianceBernstein

À l’heure où les grandes entreprises technologiques suscitent des inquiétudes croissantes quant à l’étendue de leur pouvoir, les problèmes liés aux enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) sont susceptibles de se multiplier. Les problématiques sociales et de gouvernance méritent qu’on y prête une plus grande attention et les géants du secteur doivent faire l’objet d’une surveillance réglementaire plus étroite.

Les enjeux ESG suscitent un intérêt de plus en plus vif de la part des investisseurs, tous secteurs confondus. Les entreprises technologiques ont bonne presse quant à leur impact sur l’environnement. Leurs produits et services sont porteurs de progrès technologiques facilitant à tous l’accès aux informations et stimulant de ce fait la croissance économique.

Pour autant, de nombreuses entreprises technologiques sont exposées à des risques importants sur le plan social et en matière de gouvernance. Les injonctions de plus en plus pressantes des responsables politiques pour réglementer les activités des géants technologiques et des géants des médias devraient pousser les investisseurs à demander à ces entreprises ce qu’elles font pour gérer ces risques.

Réglementer les activités des grandes entreprises technologiques comme Alphabet Inc. (la société mère de Google) et Facebook est généralement considéré comme un problème de droit de la concurrence et de lutte contre les monopoles aux États-Unis. Les lois contre les monopoles ont été mises en place par le gouvernement pour protéger les consommateurs contre les pratiques commerciales prédatrices des grandes entreprises dominantes. Cela étant, les initiatives du gouvernement américain contre les monopoles pourraient faire chou blanc car les pratiques d’Alphabet et Facebook ne nuisent pas aux consommateurs, selon nous.

Nous pensons toutefois que cela soulèvera d’autres questions d’ordre réglementaire. Par exemple, YouTube, qui appartient à Google, compte 2 milliards d’utilisateurs par mois, alors que l’écosystème Facebook (Facebook, Instagram, Whatsapp et Messenger) regroupe 2,2 milliards d’utilisateurs quotidiens. Ce chiffre considérable leur permet de bénéficier d’un puissant effet de réseau, mais entraîne du même coup des répercussions sociales inattendues.

En outre, la domination de Facebook et de Google en matière de diffusion de contenu pourrait entrer en conflit avec la longue tradition américaine favorable à la pluralité des opinions. Actuellement, la Federal Communications Commission restreint fortement les droits des propriétaires d’organes de presse traditionnels afin qu’aucune entité ne jouisse d’une influence trop grande sur les « voix médiatiques » de tel ou tel marché. Il existe également des règles qui empêchent le rapprochement des réseaux de diffusion nationaux. Compte tenu de l’ampleur de leurs audiences, YouTube et Facebook ont une portée nettement plus vaste que celle des réseaux traditionnels.

De plus, aux États-Unis, les médias traditionnels et les publicitaires sont tenus de vérifier l’authenticité des informations qu’ils publient. À défaut, leur responsabilité peut être engagée. Ce n’est pas le cas de Google et Facebook à ce jour. Les deux groupes arguent qu’ils n’ont pas le statut d’éditeurs et que, par conséquent, ils ne sont pas responsables du contenu éditorial diffusé sur leurs plateformes. Les deux entreprises se considèrent comme des plateformes qui permettent de connecter les utilisateurs et les éditeurs dans un environnement internet ouvert.

La ligne est ténue entre « liberté d’expression » et « intox » et cela continuera à alimenter le débat. Alors que la désinformation qui a lieu sur ces plateformes continue à alimenter la controverse, les autorités réglementaires pourraient décider, à terme, d’obliger les géants des médias à censurer le contenu diffusé sur leurs plateformes. Car sans cela, les utilisateurs pourraient commencer à douter de l’authenticité des contenus, ce qui pourrait entacher la réputation de ces plateformes.

S’il incombait aux entreprises de supprimer les contenus de désinformation de leurs plateformes, il serait de facto de leur responsabilité de décider quelles informations il conviendrait de publier. Cela les ferait passer du statut de plateformes à celui d’éditeurs exerçant une influence sur l’opinion publique. Elles se retrouveraient dès lors soumises à une surveillance réglementaire qu’elles n’ont pas connue jusqu’à présent et verraient, de fait, leur responsabilité engagée.

En outre, cela serait extrêmement coûteux. En tant qu’éditeurs, ces entreprises devraient assumer la même responsabilité que les médias d’édition traditionnels quant à l’authenticité des contenus qu’elles diffusent. Contrôler et identifier les contenus générés par les utilisateurs nécessiterait des dépenses considérables et grèverait leur rentabilité. L’intelligence artificielle pourrait aider mais elle n’est probablement pas encore capable de réaliser cette tâche toute seule. En effet, Facebook a recruté 15 000 modérateurs pour contrôler les contenus jugés préjudiciables. Les investisseurs doivent prendre en compte les conséquences de ces risques sociaux sur les activités des entreprises lorsqu’ils évaluent les entreprises qu’ils détiennent en portefeuille.

Les questions de gouvernance méritent également qu’on s’y intéresse de plus près. Au cours des 25 dernières années, les innovateurs technologiques ont négocié avec de plus en plus d’insistance pour obtenir davantage de pouvoir. Par exemple, les fondateurs de Google ont structuré l’entreprise de manière à jouir de l’immense majorité des droits de vote et, partant, de la capacité à en garder le contrôle. Mark Zuckerberg détient à peine plus d’un quart des actions Facebook mais contrôle près de 60% des droits de vote des actionnaires. Dans un grand nombre d’introductions en bourse d’entreprises internet et technologiques, les structures à deux catégories d’actions sont la norme, ce qui limite les droits des investisseurs publics.

Bien sûr, de nombreux fondateurs/dirigeants d’entreprise continuent à jouer un rôle important dès lors qu’il s’agit de définir la stratégie de croissance de leur entreprise. Toutefois, à l’heure où les créateurs d’entreprise jouissent d’un pouvoir et d’une influence sans précédent, la question de la responsabilité est essentielle. La mise en place de conseils d’administration indépendants, la séparation des fonctions de président et de directeur général et l’existence d’une seule catégorie d’actions sont autant de pratiques de gouvernance d’entreprise fortes qu’il convient d’adopter à large échelle dans ce secteur. Nous pensons que les investisseurs doivent continuer à exhorter les entreprises à aller dans ce sens et obliger les dirigeants à rendre des comptes.

Il ne s’agit que d’une partie des risques ESG auxquels les grandes entreprises technologiques et de médias seront confrontées dans les prochaines années. À l’heure où les grandes entreprises technologiques jouissent des avantages considérables que leurs confèrent leurs réseaux, nous pensons qu’elles doivent également se montrer à la hauteur de leur responsabilité du fait de leur immense pouvoir d’influence sur l’opinion publique, sans quoi, elles en subiront les conséquences à terme.

Daniel C. Roarty , Lei Qiu , Décembre 2019

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