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Le crépuscule des abeilles

Une abeille butine près de 700 fleurs par jour et elle exerce gratuitement ce travail depuis plus de 120 millions d’années. Aujourd’hui, près de 80% des cultures agricoles ont besoin des insectes pour être pollinisées, et environ trois quarts d’entre elles le sont par les abeilles.

On estime que plus de 20 000 plantes sauvages sont sauvegardées en Europe grâce à l’action des abeilles. Les butineuses permettent également aux pollens de différentes espèces d’interagir, assurant ainsi un rôle dans la diversification des plantes. Au-delà des conséquences économiques directes pour le secteur de l’apiculture, l’agriculture mondiale pourrait elle-même être menacée à long terme.

En novembre 2018 un rapport de l’Agence nationale de sécurité sanitaire (ANSES), chiffrait à 30% le taux de mortalité des colonies d’abeille en France pendant l’hiver 2017-2018, très en deçà du taux usuel de 10%. L’étude la plus marquante sur le sujet, qui date d’octobre 2017, a été publiée par la revue Plos One. Elle montre que la biomasse d’insectes volants a chuté de plus de 75% entre 1989 et 2016 dans 63 zones protégées et étudiées d’Allemagne. Ce déclin colossal de l’abondance d’insectes dans les campagnes européennes coïncide avec l’introduction des nouvelles générations de pesticides systémiques – néonicotinoïdes et fipronil – utilisés de manière préventive en enrobage de semences, sur des millions d’hectares de grandes cultures.

Mais la volonté de commanditer des études documentées manquent. Dès 2003 cependant, un groupe d’experts français, le Comité scientifique et technique sur l’étude multifactorielle des troubles de l’abeille, missionné par le ministère de l’Agriculture, avait montré que les tests réglementaires en vigueur sont inaptes à évaluer les risques des nouvelles générations de produits phytosanitaires sur les abeilles. Les tests en laboratoire requis avant la mise sur le marché d’un pesticide ne cherchent, par exemple, à déterminer que la toxicité aiguë pour l’abeille adulte. « Depuis que l’on a découvert que la toxicité des néonicotinoïdes sur les insectes est renforcée par la durée de l’exposition, il est clair que l’évaluation du risque fondée sur la seule toxicité aiguë est insuffisante car elle sous-estime le risque de long terme » explique le toxicologue néerlandais Henk Tennekes, auteur de plusieurs travaux théoriques sur le sujet. « Les produits relativement stables dans les sols et dans l’eau seront létaux pour les insectes, à des concentrations très inférieures aux niveaux de toxicité immédiate. »

Dans leur rapport 2012, les experts mandatés par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) notaient que les colonies enrôlées dans ces essais officiels sont placées devant une surface test de 2 500 m2 à 1 hectare en fonction de la culture traitée. Or, de telles surfaces ne représentent que 0,01 à 0,05% de la surface visitée par une butineuse autour de sa ruche… L’exposition au produit est donc, potentiellement, plusieurs milliers de fois inférieure à la réalité. Ainsi, en l’absence de conclusion scientifique officielle sur la toxicité des néonicotinoïdes, aucune autre cause n’est capable d’expliquer l’homogénéité du déclin observé : on incrimine souvent le réchauffement climatique, mais celui-ci est favorable à certains insectes dans les zones tempérées (comme les papillons). Or ceux-ci déclinent également. On met en cause les maladies de l’abeille et les mauvaises pratiques apicoles, mais les bourdons et les syrphes disparaissent également, et encore plus vite que les abeilles… Le seul paramètre que les chercheurs n’ont pas pu contrôler est la nature et l’évolution des techniques de protection des cultures (c’est-à-dire les pesticides) dans les exploitations entourant ces zones protégées.

Entre 2013 et 2019, les recommandations de l’EFSA visant à réformer en profondeur les procédures d’autorisation des pesticides ont été mises à l’ordre du jour de l’Union européenne à près d’une trentaine de reprises. Les Etats membres ne sont jamais parvenus à se mettre d’accord pour les adopter. Le 17 juillet 2019, le seul consensus obtenu a été de reconduire une évaluation des risques fondée sur la toxicité aiguë des substances testées sur une surface toujours aussi restreinte. L’exécutif européen a cependant demandé à son agence de réviser son documentguide, avec comme date de remise des conclusions juin 2021 !

Rassurez-vous. Le manque de courage des politiques et/ou l’efficacité des lobbyistes n’engendrera peut-être pas les conséquences dramatiques redoutées. Walmart - mais aussi l’université d’Harvard et le MIT - travaillent sur le projet « RoboBee » un drone pollinisateur de 260 mg qui pourrait avantageusement remplacer nos abeilles, millénaires, mais si fragiles face à nos nouveaux modes de fonctionnement…

François Lett , Septembre 2019

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