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Stratégie
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Il est désormais connu de tous que les inégalités de revenus ont progressé dans les pays développés depuis les années 1980, à des degrés divers. La hausse a été particulièrement spectaculaire aux Etats-Unis et au Japon mais aussi dans des pays réputés très égalitaires comme la Suède.
La hausse des inégalités de revenus dans ces pays depuis les années 1980 a remis en cause la théorie de la « courbe de Kuznets », la théorie économique de référence en matière d’inégalités [1].
Selon cette théorie, proposée par l’économiste Simon Kuznets dans les années 1950, les inégalités de revenus seraient censées monter dans la 1ère phase de développement économique d’un pays (quand un pays passe de revenus faibles à des revenus moyens) avant de baisser dans une 2ème phase (quand un pays passe à des revenus élevés).
Cette théorie est clairement mise en défaut sur les dernières décennies pour les pays développés et c’est pour cette raison que l’économiste Branko Milanovic [2], sans doute le meilleur connaisseur du sujet des inégalités, a développé le concept de « vagues de Kuznets » : l’évolution des inégalités économiques ne seraient pas uniquement une fonction du niveau de développement d’un pays, mais dépendraient d’une conjonction de facteurs politicoéconomiques et connaîtraient des développements par « vagues ».
Branko Milanovic lie la hausse des inégalités de revenus dans les pays développés sur les dernières décennies à un ensemble de facteurs ne s’excluant pas entre eux :
En particulier, Branko Milanovic insiste sur le fait qu’il est difficile de mesurer les effets respectifs des changements technologiques et de la mondialisation sur les inégalités, tant ces phénomènes sont imbriqués. Les dernières décennies ont été marquées par la disparition des emplois moyennement qualifiés dans les pays développés.
Pour les États-Unis, le spécialiste du marché du travail David Autor [3] (MIT) a montré qu’en 1980, 42 % des personnes n’ayant pas de diplôme universitaire occupaient un emploi peu qualifié, 43 % un emploi moyennement qualifié et 15 % un emploi très qualifié alors que ces proportions étaient respectivement de 54 %, 29 % et 17 % en 2017.
Cela s’explique en bonne partie par la perte d’emplois de production routiniers. Cela a exacerbé les inégalités de revenus en fonction du niveau de diplôme : les individus plus diplômés ont pu migrer vers des emplois à haute valeur ajoutée alors que les individus les moins diplômés se sont davantage reportés vers des emplois à faible valeur ajoutée.
La disparition des emplois moyennement qualifiés et la migration des individus les moins diplômés vers des emplois moins qualifiés a eu des répercussions socio-géographiques importantes.
David Autor a montré qu’aux États-Unis, les individus à hauts salaires se sont concentrés dans les grandes villes lors des dernières décennies et le lien entre la proportion d’individus disposant d’un diplôme universitaire et la taille des villes s’est considérablement renforcé. Un document de travail récent du FMI [4] montre que « les inégalités régionales dans les pays de l’OCDE sont importantes et augmentent avec le temps », notamment à cause de la baisse de la mobilité des ménages à bas revenus.
Cette fragmentation géographique entre les grandes villes et le reste du pays se retrouve notamment en France et au Royaume-Uni, ce qui nourrit le sentiment que certains territoires sont abandonnés.
La compréhension des mécanismes d’augmentation des inégalités au sein des entreprises et entre entreprises fait encore l’objet de recherches et de débats académiques.
Un papier publié au Quarterly Journal of Economics en 2018 [5] se focalisant sur les Etats-Unis a montré que l’augmentation de la dispersion des rémunérations sur la période 1978-2013 résultait aux 2/3 de l’augmentation de la dispersion entre entreprises et à 1/3 de l’augmentation de la dispersion au sein des entreprises.
Toutefois, les chercheurs montrent que les réalités sur le marché du travail diffèrent grandement en fonction de la taille des entreprises : ils concluent que pour les grandes entreprises (plus de 10 000 employés), 42 % de l’augmentation de la variance des rémunérations entre 1978 et 2013 a eu lieu au sein des entreprises, car les rémunérations médianes y ont baissé [6] et les rémunérations des 10 % d’employés les mieux payés ont fortement augmenté.
Par ailleurs, la rémunération réelle des 1 % les mieux payés a monté de 137 % dans les grandes entreprises mais seulement de 45 % dans les petites entreprises.
Aux États-Unis, les inégalités de rémunérations ont beaucoup plus monté au sein des grands groupes qu’au sein des petites entreprises depuis 1978.
La montée des inégalités pose un certain nombre de problèmes pour l’économie et pour la croissance de long terme.
Un pan de la littérature économique indique que les inégalités de revenus représentent un frein pour la croissance économique. Se focalisant sur les pays riches, un document de travail de l’OCDE publié en 2014 [7] est parvenu à la conclusion que « les inégalités de revenus ont un impact négatif et significatif statistiquement sur la croissance ».
Ces travaux indiquent que « le principal mécanisme à travers lequel les inégalités affectent la croissance est le fait qu’elles nuisent aux opportunités d’éducation pour les enfants des milieux défavorisés sur le plan socioéconomique, qu’elles réduisent la mobilité sociale et qu’elles entravent le développement des compétences. »
Pour le papier, une baisse de 1 point de l’indice de Gini (un indicateur d’inégalité valant 0 quand tous les individus perçoivent le même revenu et 100 quand un individu perçoit la totalité des revenus d’un pays) se traduit par une hausse cumulée du PIB de 0,8 point sur les cinq ans qui suivent (soit 0,15 point de croissance par an). Un document de travail du FMI de 2017 [8] intitulé Inequality Overhang a montré que les effets des inégalités de revenus sur la croissance étaient non-linéaires : une hausse des inégalités a un impact d’autant plus négatif sur la croissance que les inégalités sont déjà élevées.
Au passage, cet impact négatif des inégalités sur la croissance potentielle complique la tâche des banques centrales.
Plusieurs banques centrales des pays développés (BCE [9] [10], Banque du Canada [11], Banque centrale australienne [12]) ont indiqué récemment que la montée des inégalités de revenus était l’une des causes de la baisse des taux neutres (taux d’intérêt réels d’équilibre). En effet, un certain nombre de banques centrales ont connu et/ou connaissent encore des difficultés à normaliser leurs politiques monétaires.
Sur ce point, le serpent se mord la queue car les politiques ultra-accommodantes des banques centrales ont été accusées par certains de favoriser l’essor des inégalités de patrimoine, notamment en poussant à la hausse la valeur des actifs financiers.
De plus en plus de travaux universitaires parviennent à la conclusion que les inégalités économiques sont l’un des phénomènes à l’origine des mouvements populistes dans les pays développés.
Le sujet est épineux car il n’existe pas de définition uniformément acceptée du populisme. L’intellectuel Francis Fukuyama, par exemple, qualifie de populistes « les politiciens qui revendiquent avoir une connexion charismatique directe avec le peuple, ce qui leur confèrerait une légitimité spéciale lorsqu’ils travaillent dans l’intérêt « du peuple ». »
Pour Fukuyama, « cela pose un défi pour la démocratie car ce type de leaders tend à se dresser contre les institutions : ils s’opposent aux tribunaux, aux médias, aux technocrates et aux institutions de contrôle qui se trouvent sur leur chemin. » Selon lui, les leaders populistes promeuvent des politiques économiques populaires à court terme mais désastreuses à long terme [13]. Alors que le populisme avait d’abord fait référence aux gouvernements d’Amérique latine dans les années 1980, puis à certains pays post-communistes des années 1990 et 2000, le fait nouveau de ces dernières années a été l’émergence d’une nouvelle vague de populisme dans des pays occidentaux où la démocratie est solidement installée.
On aurait pu s’attendre à ce que la hausse des inégalités économiques favorise les partis de gauche mais, comme le montre l’économiste Thomas Piketty [14] en se focalisant sur les États-Unis, la France et le Royaume-Uni sur la période 1948-2017, les partis de gauche ont perdu au fil du temps le soutien des électorats les moins diplômés, qui ont été les perdants des grandes évolutions économiques de ces dernières décennies, et sont progressivement devenus des partis d’élites.
Piketty et Fukuyama pointent par exemple du doigt que le parti démocrate américain a perdu le contact avec la classe ouvrière blanche, qui avait été le cœur de sa base électorale lors du 20ème siècle. Globalement, la hausse des inégalités a donc poussé les partis/mouvements/idées populistes.
En se focalisant sur les pays européens entre 2000 et 2017, des économistes ont montré qu’une hausse de 1 point de pourcentage du taux de chômage impliquait une hausse de 1 point de pourcentage du vote pour les partis populistes [15].
Les conséquences de marché lors de l’arrivée au pouvoir de gouvernements populistes peuvent être extrêmes.
Cela a notamment été perceptible lors de la formation d’un gouvernement de coalition Ligue/5 étoiles en Italie au printemps 2018 (le spread 10 ans entre l’Italie et l’Allemagne était directement monté bien au-delà de 200 points de base) ou encore lors des mouvements de contestation sociale au Chili en octobre/novembre 2019 (très forte dépréciation de la devise et forte baisse des marchés actions).
En conclusion, la forte montée des inégalités économiques dans les pays développés représente un vrai risque de long terme pour l’économie. elle commence à affecter négativement la croissance économique, aggrave les inégalités entre territoires et vient, avec d’autres facteurs, alimenter les mouvements populistes. il est urgent de s’attaquer au problème.
Bastien Drut , Janvier 2020
[1] Au passage, il est intéressant de noter que les inégalités de revenu au niveau mondial (c’est-à-dire lorsque l’on compare les revenus de tous les individus de la planète) ont plutôt décru ces dernières années avec la hausse des revenus en Chine, en Inde et dans un certain nombre de pays émergents.
[2] « Global inequality : a new approach for the age of globalization », Branko Milanovic, 2016, Harvard University Press.
[3] Autor D., 2019, “Work of the past, work of the future”
[4] IMF working paper, 2019, “The Great Divide : Regional Inequality and Fiscal Policy”.
[5] Song G., D. Price, F. Guvenen, N. Bloom & T. von Wachter, 2018, “Firming up inequality”, Quarterly Journal of Economics.
[6] Dans les entreprises de 100 à 1 000 entreprises, la rémunération réelle médiane a monté de 31% alors qu’elle a baissé de 7% pour les entreprises de plus de 10 000 employés.
[7] “Trends in income inequality and its impact on economic growth”, 2014, OECD Social, Employment and Migration working papers.
[8] “Inequality overhang”, 2017, IMF working paper.
[9] “The natural rate of interest : estimates, drivers, and challenges to monetary policy”, 2018, ECB Occasional Paper.
[10] “Determinants of the real interest rate”, 2019, Philip Lane.
[11] “An update on the neutral rate of interest”, 2017, Bank of Canada.
[12] “The neutral interest rate”, 2017, Reserve Bank of Australia.
[13] Fukuyama F., 2019, “The new identity politics : Rightwing ppulism and the demand for dignity”.
[14] Piketty T., 2018, « Brahmin Left vs Merchant Right : Rising Inequality & the Changing Structure of Political Conflict », WID.world working paper.
[15] Algan Y., S. Guriev, E. Papaioannou et E. Passari, 2017, « The European Trust Crisis and the rise of Populism », Brookings Papers on Economic Activity.
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