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Taux d’intérêt négatifs et choc du franc : et maintenant ?

Pourquoi avons-nous des taux d’intérêt négatifs en Suisse ? Quelle conséquence peuvent-ils avoir, combinés avec le franc suisse fort ? Deux analystes du Credit Suisse se prononcent sur la question. Selon les experts, les secteurs les plus touchés seraient le tourisme, le commerce de détail, l’industrie des exportations, mais aussi les banques et les caisses de pension.

Oliver Adler, responsable du service Economic Research, et Christine Schmid, responsable Global Equity and Credit Research, répondent aux questions clés sur le sujet.

Quels sont les facteurs économiques fondamentaux qui peuvent conduire à des taux d’intérêt négatifs, que ce soit en Suisse ou ailleurs ?

En principe, les taux d’intérêt peuvent plonger en territoire négatif pour trois raisons. Premièrement, en période de déflation, c’est-à-dire lorsque les prévisions inflationnistes sont négatives. Les taux d’intérêt ont alors une prime d’inflation négative au lieu de la prime d’inflation positive normale. Deuxièmement, parce que les investisseurs se détournent des placements les plus risqués (p. ex. les actions) pour chercher refuge dans les valeurs sûres (les obligations d’Etat). Troisièmement, lorsque les investisseurs sont incités à acheter des obligations par le biais de mesures publiques (ce que l’on appelle la « répression financière »).

Dans lequel de ces cas de figure se trouve-t-on actuellement ?

Sûrement pas dans le deuxième : nous observons depuis quelques années une envolée des actions, et les investisseurs sont de plus en plus enclins au risque. La troisième raison pourrait jouer un rôle, même s’il n’existe pas de directive gouvernementale explicite concernant les placements. La combinaison de réglementations concernant les risques que les caisses de pension ou les assurances peuvent prendre, et de nombreux achats d’emprunts d’Etat ressemble toutefois à une légère répression financière. La première raison semble toutefois être la plus importante – du moins pour le moment.

Cela signifie-t-il que nous sommes en période de déflation ?

Non (pas encore), mais le risque de déflation existe. L’environnement économique actuel est effectivement plutôt déflationniste. Mais il y a plusieurs raisons à cela : premièrement, après le boom des années 2000, pratiquement tous les domaines de l’industrie sont en surcapacité, ce qui exerce une pression sur les prix (en Chine, les prix à la production chutent depuis près de trois ans déjà, les prix à l’importation diminuent également en Suisse, etc. Il existe également des surcapacités dans de nombreux domaines des matières premières). La récente évolution des prix du pétrole en est un exemple. Pour finir, depuis la crise financière, les salaires sont sous pression dans de nombreux pays et particulièrement en Europe.

Existe-t-il d’autres facteurs déflationnistes ?

Oui. La crise financière mondiale, la crise de l’euro et les actuels problèmes financiers dans de nombreux pays émergents ont contraint au désendettement (« deleveraging »), après plusieurs années d’expansion du crédit et de l’endettement. Les hauts niveaux d’endettement obligent à faire des économies et provoquent ainsi une baisse de la demande économique globale. A cela s’ajoutent des facteurs structurels, qui ont un effet plutôt déflationniste, notamment la démographie : si l’espérance de vie augmente et, dans le même temps, la sécurité concernant la prévoyance vieillesse diminue, on épargne plus. Dans certains pays, la population diminue en termes absolus, ce qui entraîne également une baisse du pouvoir d’achat.

Enfin, la déflation est aussi une conséquence des progrès dans le domaine de la technologie et de la productivité : les biens peuvent être produits à des prix de plus en plus avantageux, ce qui exerce une pression sur les prix, et donc sur les taux d’intérêt. Ce phénomène n’est évidemment pas nouveau.

Ne sont-ce pas les banques centrales, comme la Banque nationale suisse (BNS), qui sont responsables des taux d’intérêt négatifs à cause de leur politique monétaire ?

Oui et non. Les banques centrales se voient en règle générale dans l’obligation d’assurer au moins une tendance légèrement positive à l’inflation. La majorité des banques centrales dans les pays industrialisés ont un objectif d’inflation de 2%. La Réserve fédérale américaine (Fed) a un objectif précis de 2%, la Banque centrale européenne (BCE) a pour objectif d’inflation d’environ 2%, la BNS a un objectif de stabilité des prix, qui implique toutefois une inflation légèrement positive. Ainsi, si les banques centrales atteignent leurs objectifs, les primes d’inflation, et donc les taux d’intérêt, devraient être positifs.

Mais la BNS et d’autres banques centrales ont pourtant fait plonger leurs taux directeurs en territoire négatif ?

Oui, c’est vrai, et c’est pourquoi elles ont probablement contribué à faire plonger temporairement d’autres parties de la courbe des taux d’intérêt en territoire encore plus négatif. Toutefois, si la « politique de reflation » des banques s’avère efficace, la prime d’inflation devrait remonter en territoire positif et les taux d’intérêt à long terme devraient repartir à la hausse. Nous en avons déjà vu les premiers signes depuis l’annonce de l’assouplissement quantitatif (QE) par la BCE : ces dernières semaines, les taux à court terme se sont enfoncés en territoire négatif, tandis que les taux à long terme se sont légèrement redressés.

Quel est le lien entre la force du franc et les taux d’intérêt négatifs ?

Ils sont directement liés. Premièrement, la fuite vers le franc a alimenté les prévisions d’appréciation, ce qui équivaut à des prévisions de déflation. En effet, une appréciation continue du franc engendrerait une chute continue des prix, et mènerait donc à la déflation. Deuxièmement, la BNS a réagi à cette évolution en introduisant des taux négatifs à court terme, afin de combattre l’appréciation et la déflation.

La BNS n’aurait-elle pas pu atteindre le même objectif en maintenant le cours plancher EUR/CHF ?

Si, elle aurait pu le faire. Mais dans ce cas, elle aurait dû reprendre le programme d’assouplissement quantitatif à venir de la BCE « de manière autonome », ce qui aurait contribué à un nouvel accroissement de son bilan. Elle ne voulait manifestement pas en passer par là. Petite parenthèse : en laissant le franc s’apprécier, la BNS a en effet gonflé la quantité de francs (en monnaie étrangère). Mais en francs suisses, la politique monétaire a bien entendu été plus restrictive.

Quels sont les risques de cette mesure ?

Le principal risque est que l’appréciation engendre une récession en Suisse. Mais nous avons bon espoir d’éviter ce cas de figure, tant que le franc ne retombe pas sous la parité. Il n’est cependant pas possible d’éviter un ralentissement conjoncturel prononcé.

Le deuxième risque est que la BNS renforce paradoxalement ses prévisions d’appréciation pour le franc. Ce risque semble actuellement un peu moins élevé, mais le statut du franc en tant que monnaie refuge ou « sphère de sécurité » s’est évidemment renforcé suite à la décision de la BNS.

La pression haussière sur le franc est-elle censée se renverser – quelles autres mesures la BNS peut-elle prendre ?

Fondamentalement, elles sont au nombre de trois : intervenir de nouveau sur le marché des changes avec un taux de change plancher éventuellement implicite pour l’euro ou un panier de monnaies. Ou enfoncer davantage les taux d’intérêt à court terme en territoire négatif. L’alternative serait de réduire davantage le montant exonéré que les banques appliquent pour les comptes de virement. Les contrôles des capitaux seraient une dernière solution. Compte tenu des influences négatives sur le marché financier, nous estimons qu’il ne s’agit pas d’une solution adaptée.

Combien de temps les taux négatifs pourraient-ils rester à ce niveau ?

Selon toute vraisemblance, les taux à court terme devraient rester en territoire négatif pendant une certaine période. La BNS ne pourra guère relever les taux d’intérêt tant que la zone euro ne connaîtra pas de reprise économique marquée, que l’inflation ne repartira pas à la hausse, que la BCE ne mettra pas un terme à son programme d’assouplissement quantitatif et qu’elle ne commencera pas elle-même à envisager une première augmentation des taux. Cela paraît plutôt improbable dans les deux, voire trois années à venir. L’alternative qui consiste à ce que le franc suisse se dévalue de lui-même afin que la BNS puisse relever les taux d’intérêt paraît encore moins probable. Toutefois, comme nous l’avons déjà noté précédemment, les taux à long terme peuvent augmenter légèrement lorsque la pression haussière sur le franc s’atténue quelque peu, et ainsi contribuer à réduire les craintes de déflation.

Enfin, une reprise plus solide aux Etats-Unis pourrait contribuer à une nouvelle hausse des taux d’intérêt américains, ce qui pourrait entraîner une hausse des taux à long terme en Europe, Suisse comprise. Mais dans l’ensemble, un revirement des taux marqué paraît peu probable à long terme.

Quelles sont les conséquences de l’appréciation du franc sur l’économie suisse et les différentes branches ?

Comme précédemment mentionné, un ralentissement conjoncturel est inévitable. Toutefois, les différents secteurs de l’économie sont affectés – au moins dans un premier temps – de manière très différente. Les secteurs qui vendent et produisent principalement en Suisse (p. ex. les entreprises de télécommunication) ne sont guère touchés. A l’inverse, notre industrie exportatrice et les secteurs qui font face à une concurrence rude au niveau des importations sont directement affectés. Ce choc a des conséquences très négatives sur le tourisme et le commerce de détail (par le biais du tourisme d’achat). Mais même certaines parties de l’industrie MEM (machines, équipements électriques et métaux) qui, malgré le cours plancher EUR/CHF, subissaient également une forte pression ces dernières années en raison de la concurrence étrangère, sont affectées de manière négative. L’industrie pharmaceutique et la chimie des spécialités sont bien moins affectées. En effet, elles dépendent certes fortement des exportations, mais ont de faibles coûts en Suisse et disposent de différents sites de production. Par ailleurs, les évolutions de prix n’ont pas trop d’influence sur la demande dans ces domaines.

L’industrie horlogère et l’industrie financière sont plus touchées. Une nouvelle baisse de l’activité aurait des conséquences très négatives sur l’économie mondiale. Nous espérons pouvoir éviter une telle situation.

Quelle est l’influence de l’appréciation du franc sur les banques et autres gérants de fortune ?

Pour les gérants de fortune et les banques à orientation internationale, y compris le Credit Suisse, l’appréciation du franc entraîne une baisse des bénéfices exceptionnelle en raison de la part importante de coûts encourus en Suisse et de la baisse des produits des commissions en francs. La valeur des actifs sous gestion libellés en francs suisses diminue, ce qui entraîne également une chute marquée du produit des commissions. Cette baisse exceptionnelle des produits vient s’ajouter à l’augmentation des coûts de la réglementation.

Pour les fournisseurs de petite taille, cela aggrave avant tout les problèmes de rentabilité et renforce la tendance à la consolidation dans le private banking.

Quels défis les taux d’intérêt négatifs imposent-ils aux banques ?

En principe, les banques peuvent s’accommoder des taux d’intérêt négatifs, même s’ils peuvent toutefois causer quelques problèmes techniques. Principal problème : tant que les intérêts actifs (p. ex. les intérêts sur crédit) sont plus élevés que les intérêts passifs, la marge d’intérêt reste positive et il est possible de gagner de l’argent avec les opérations bancaires traditionnelles, même si les taux d’intérêt sont négatifs. Et comme précédemment mentionné, les taux d’intérêt à long terme se situent actuellement à un niveau bien plus élevé que les taux à court terme (très négatifs).

Quels sont les défis techniques pour les banques ?

Les niveaux plancher records des taux d’intérêt incitent les clients à demander des échéances de crédit de plus en plus longues, notamment dans le domaine hypothécaire, ce qui contribue à augmenter le risque de taux de la banque. Ceci exige cependant une couverture concordant avec les échéances, ce qui implique des dépenses dans l’environnement actuel.

Quelles sont les conséquences des taux d’intérêt négatifs sur les taux hypothécaires ?

Les primes de risque pour les clients dépendent d’une part du risque-client spécifique, et d’autre part des frais de couverture de la banque. La dégradation de la situation au niveau de la couverture a causé une récente augmentation des taux d’intérêt hypothécaires à long terme. On pourrait s’attendre à une nouvelle hausse en cas de revirement des taux (que nous n’escomptons pas pour le moment) ou de dégradation de la qualité de crédit sur l’ensemble du marché hypothécaire, p. ex. en raison d’une récession. Pour le moment, un tel cas de figure n’est pas envisagé.

Le capital d’épargne est-il soumis à des taux d’intérêt négatifs ?

La majorité des banques suisses ont adopté la méthode qui consiste à enregistrer les nouveaux dépôts des clients institutionnels de manière à couvrir les coûts, tandis que les clients entreprises et les entreprises financières paient des droits sur les positions élevées en liquidités. Jusqu’à présent, les clients retail n’étaient soumis à aucun taux d’intérêt négatif ou frais.

Si la BNS baisse à nouveau ses taux ou réduit davantage le montant exonéré, il n’est pas exclu que des taux d’intérêt négatifs soient appliqués sur les comptes pour les clients retail, en mettant également en place un certain montant exonéré.

Les taux négatifs ne vont-ils pas inciter les clients à retirer de l’argent pour le conserver dans un coffre-fort ?

En cas de taux d’intérêt fortement négatifs, il conviendrait effectivement de tabler sur une augmentation du niveau de liquidités détenu par les ménages. A l’heure actuelle, les taux d’intérêt (coûts d’opportunité) ne sont pas encore assez faibles. Il coûte très cher de détenir des sommes importantes en liquide. Une compagnie d’assurance serait-elle par exemple prête à assurer de telles sommes ? Probablement pas. Mais si une « ruée » vers l’argent liquide avait effectivement lieu, la BNS devrait par exemple mettre beaucoup plus de titres en circulation par le biais de crédits octroyés aux banques ou – dans le pire des cas – limiter les positions détenues par des mesures d’urgence. Un tel scénario paraît évidemment très improbable.

Quelle est la conséquence des taux négatifs pour les compagnies d’assurance et les institutions de prévoyance ?

Les assurances-vie telles que les caisses de pension, qui se reposent principalement sur les placements à revenu fixe, sont confrontées à des problèmes. Compte tenu de leur profil de risque et en raison des directives de placement (LLP), il sera difficile pour ces investisseurs d’augmenter leur part de placements risqués, comme les actions ou les obligations à haut rendement.

C’est justement au niveau de ces dernières que réside le problème : les placements en monnaies étrangères dominent et engendrent donc des coûts de couverture contre le risque de change, qui se sont envolés en Suisse en raison des taux d’intérêt négatifs.

Quelles seraient les conséquences à long terme pour les caisses de pension ?

Si les taux d’intérêt négatifs restaient au même niveau plus longtemps, cela contribuerait (pour une stratégie de placement donnée) à créer une tendance au déficit de couverture pour les caisses de pension. Compte tenu des taux négatifs, il paraît d’autant plus urgent de lancer les réformes des institutions sociales et du secteur des caisses de pension.

En période de taux d’intérêt négatifs, il semble de plus en plus aberrant de fixer les taux d’intérêt minimums et les taux de conversion à l’échelon politique.

Quelles sont les conséquences des taux négatifs (et du choc du franc) sur le secteur de l’immobilier ?

Diverses conséquences sont possibles. La nouvelle baisse des taux d’intérêt et la pénurie de placements en Suisse devraient en principe soutenir la demande pour l’immobilier. C’est justement du côté des investisseurs institutionnels, par exemple les caisses de pension et les assurances, que l’on table sur une hausse de la demande en placements immobiliers, car les rendements paraissent (pour le moment) plus attractifs que ceux des obligations bien notées. A long terme, cela augmenterait le risque de surproduction sur le marché de l’immobilier en Suisse, ce qui pourrait entraîner une multiplication des logements vacants, une chute des loyers et enfin une hausse des défauts de crédit. Les rendements immobiliers mèneraient progressivement à une baisse des taux d’intérêt. Le choc du franc a deux conséquences : premièrement, la demande extérieure en immobilier suisse chutera probablement, simplement parce que les prix sont devenus trop élevés en monnaie étrangère. En plus d’avoir provoqué un ralentissement de la conjoncture, le choc du franc affaiblit également la demande sur le marché de l’immobilier. Cela compense donc – au moins en partie – les conséquences de la baisse des taux d’intérêt.

Quelles sont les conséquences du choc du franc et du choc des taux d’intérêt sur les actions suisses ?

Après la surréaction initiale, les actions suisses se sont en grande partie redressées. Les actions illustrent notamment la reprise de l’euro vis-à-vis du franc suisse. L’industrie des machines, l’industrie horlogère et l’industrie financière sont les plus touchées. De nombreuses entreprises ont annoncé, et même déjà engagé, des réductions de coûts et des délocalisations à l’étranger. Ces mesures devaient permettre de compenser partiellement la baisse des revenus attendue et ont considérablement contribué au redressement des valeurs.

Christine Schmid , Oliver Adler , Mars 2015

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