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La patience de la Fed bientôt à bout ?

Alors que la grande majorité des banques centrales dans le monde est engagée dans un mouvement d’assouplissement monétaire, il en est une qui s’apprête à mettre un terme à six années de politique de taux zéro (graphique 1) : la Réserve Fédérale américaine (Fed).

Consciente des risques macroéconomiques (impact sur la croissance du reste du monde) et financiers (risque de sorties de capitaux des émergents…), la Fed a multiplié les précautions oratoires pour démontrer que le mouvement se ferait avec la plus grande prudence. Néanmoins, les conditions domestiques justifient pleinement une inflexion du discours de l’institution, ce qui ne manquera pas d’influencer les marchés financiers.

Après plus de six années d’une reprise décevante, la Fed peut désormais entrevoir une solide embellie du marché du travail américain : le taux de chômage est retombé à 5,7% (graphique 2), soit à quelques dixièmes de point du taux de plein-emploi (estimé entre 5 et 5,5%), et les salaires, longtemps léthargiques, donnent enfin des signes de frémissement. Certes, l’inflation affiche un taux décevant de 0,8%, mais ce niveau s’explique par la contribution fortement négative du pétrole, qui s’est effondré au second semestre 2014. Retraitée des évolutions erratiques de l’énergie et de l’alimentation, l’inflation sous-jacente affiche un taux de 1,6%, proche de la cible de 2% de la Fed. En outre, la Fed semble poussée vers la normalisation par des considérations liées à la stabilité financière : après avoir dénoncé la surévaluation des petites capitalisations et des valeurs de biotechnologie début 2014, la Fed s’inquiète désormais de la valorisation tendue de l’ensemble du marché actions. Les conditions d’un début de normalisation des taux d’intérêt semblent donc réunies.

La Fed continue néanmoins de faire preuve de ‘patience’ : le terme est employé dans sa communication pour caractériser sa volonté de prendre son temps avant de sortir des taux zéro. Pourquoi une telle prudence ? On peut évoquer plusieurs familles de réserves. D’un point de vue domestique, la Fed peut vouloir s’assurer de la solidité de la reprise avant de passer à l’acte. Le flux statistique de ces dernières semaines s’est notamment inversé, les déceptions s’accumulant sur le front de l’investissement productif (effondrement de l’investissement dans le secteur de l’énergie), de la production industrielle (enquêtes des Réserves fédérales de la côte Est), et du commerce extérieur (creusement du déficit commercial) : trois aspects d’une même réalité, la force du dollar, qui pèse sur la compétitivité industrielle du pays et aggrave la chute du prix du pétrole. La Fed sait pertinemment que si la rémunération des placements en dollar augmente, dans un contexte de taux zéro (voire négatifs) généralisés dans le reste du monde, le billet vert connaîtra une nouvelle accélération de son appréciation sur le marché des changes.

Bien que l’économie américaine soit relativement fermée (les exportations représentent 12% du PIB seulement), la hausse du dollar (graphique 3) représente déjà en elle-même un resserrement des conditions monétaires intérieures.

En outre, la Fed a exprimé ses inquiétudes sur l’environnement international : la croissance dans le reste du monde est à la peine, les pressions déflationnistes sont toujours présentes en Asie et en Europe, et enfin, certains risques géopolitiques menacent de dégénérer en crises financières ouvertes (Russie, Grèce, Moyen-Orient…). La Fed doit donc intégrer ces risques dans son évaluation de la solidité de la reprise domestique en cours.

La seconde famille de réserves est d’ordre macro-financière. Même si elle ne le verbalise pas, la Fed pourrait s’inquiéter de l’impact négatif d’une hausse des taux américains sur la stabilité financière de certains pays émergents. L’annonce de mai 2013 par Ben Bernanke, alors président de la Fed, de la fin programmée des injections de liquidité, avait provoqué une vague de sorties de capitaux massives des pays émergents, et des dépréciations violentes de certaines monnaies asiatiques et latino-américaines. De fait, six années de taux zéro ont incité nombre d’entreprises émergentes à contracter des dettes obligataires en dollar. En cas de renchérissement du coût de ses dettes et d’une accélération de l’appréciation du dollar contre devises émergentes, une vague de défauts obligataires pourrait se matérialiser, comme le met en garde la Banque des Règlements Internationaux. La Fed craint donc, en remontant ses taux, de rejouer le scénario du printemps 2013, dans un environnement mondial encore plus vulnérable. L’économie américaine en subirait, en boomerang, le contrecoup via une baisse de ses exportations et une fragilisation de ses banques, très implantées dans les pays émergents.

L’environnement international dégradé justifie donc la prudence de la Fed. Mais la réponse-même des autorités monétaires dans le reste du monde à cet environnement déflationniste procure à la Fed une assurance contre le risque de surréaction des marchés de taux à sa sortie des taux zéro. En effet, la Banque Centrale Européenne et la Banque du Japon sont toutes deux engagées dans des opérations massives d’assouplissement quantitatif. Ces opérations consistent à acheter de grandes quantités d’obligations publiques par création monétaire. L’écrasement des taux longs qui en résulte incite les institutions financières domestiques (banques, fonds de pension, assureurs…) à aller rechercher du rendement à l’étranger. Le marché de la dette américaine est notamment l’alternative privilégiée pour ces investisseurs en mal de rendement sur des titres liquides. Dès lors, on peut s’attendre à ce que la hausse de taux de la Fed ne provoque pas de hausse sensible des taux longs américains : si les rendements longs se tendent significativement, les investisseurs étrangers afflueront en masse pour profiter de rendements attractifs sur la courbe américaine. Les taux longs seront ainsi ‘plafonnés’ par l’appétit des acheteurs japonais et européens. Le mouvement le plus probable de la courbe des taux américains est donc un aplatissement, ce qui réduit les risques de secousses sur les marchés émergents.

La Fed devrait donc, dans les mois qui viennent, durcir son discours pour préparer les esprits à une sortie des taux zéro. Plus particulièrement, le terme ‘patience’ devrait être retiré du communiqué officiel en mars ou avril. La Fed devrait faire preuve de suffisamment de prudence et de souplesse pour que ce changement de paradigme intervienne sans heurt sur les marchés financiers. Néanmoins, la hausse du coût du capital dans un contexte de rebond des salaires pénalisera les marges des entreprises américaines, déjà écornées par la force du dollar. Cette évolution justifie donc de conserver une exposition neutre aux actions américaines, malgré la bonne santé de l’économie domestique.

Raphaël Gallardo , Mars 2015

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