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Trump, les marchés émergents et la mondialisation 2.0

Au cours de l’année 2016, chez Lombard Odier Investment Managers, nous nous sommes sentis confiants d’exprimer une vue positive sur le marché de la dette émergente pour la première fois de puis plus de cinq ans, en constatant que le marché était exagérément baissier.

Ce signal nous est venu de l’amélioration que nous constations sur les fondamentaux et qui mettait fin à des années de détérioration ; des faibles valorisations ; et de la nature à notre sens identifiable et gérable des éléments de risque - les déséquilibres et le fardeau de la dette en Chine ainsi que la vigueur du dollar. Nous avions alors plaidé pour une sélectivité prudente en faveur de la qualité et de la demande domestique, mais nous considérions dans les grandes lignes que la dette émergente constituait une opportunité de valorisation rare dans un monde de cherté [1].

Six mois plus tard, les fondamentaux sont toujours en voie d’amélioration et les valorisations ont, au mieux, retrouvé les plus hauts du récent rallye. Mais une chose semble avoir diamétralement changé : le risque. Les perspectives sur les marchés émergents ont un aspect bien différent maintenant que le président Trump est à la Maison Blanche.

Les signaux d’alerte concernent surtout deux points : une nouvelle appréciation du dollar, avec pour conséquences le risque de fuite des capitaux hors des émergents et celui d’une tension sur la balance des paiements ; et, surtout, l’impact d’un protectionnisme américain plus agressif visant particulièrement la Chine.

Où en sont les fondamentaux des marchés émergents ?

Globalement, l’activité économique et les balances extérieures continuent de s’améliorer dans les marchés émergents, tandis que les valorisations sont encore à des niveaux rappelant ceux d’après la crise de 1997-98. Le rapport de valorisation entre les actions des marchés émergents et développés reste à des niveaux qui avaient été observés pour la dernière fois au tout début de ce siècle, le différentiel de rendement des obligations en devises fortes reste près du plus haut sur plusieurs années malgré un léger retrait dans les six à neuf derniers mois et les obligations en devises locales ne montrent qu’un début de reprise, grâce à l’amélioration de la balance courant et à une modeste dynamique d’inflation.

Que faut-il donc penser des risques liés à Trump ? Commençons par le cas du dollar, avant d’aborder ces risques de démondialisation qui font les gros titres.

Le risque dollar : surévalué pour l’instant

En réalité, les craintes d’un renforcement brutal du dollar se fondent surtout sur ce qui pourrait survenir en réponse au protectionnisme. Si les sociétés ferment des capacités industrielles à l’étranger pour les relocaliser aux États-Unis afin d’éviter de nouvelles taxes et barrières douanières affectant leurs approvisionnements, cela générerait une demande supplémentaire de dollars et, toutes choses étant égales par ailleurs, cela renchérirait le cours de la devise américaine par rapport aux devises émergentes.

Mais ce genre d’opérations prend du temps. D’ici à ce que ces relocalisations soient effectives, il est probable qu’on observe un ralentissement de l’économie domestique américaine, combiné à un effet inflationniste lié à une baisse de l’approvisionnement étranger en biens manufacturés et aux taxes et tarifs douaniers sur les biens continuant à être importés. Cela serait source de dilemme pour la Federal Reserve - et en définitive c’est l’évolution des taux d’intérêt qui devrait avoir l’impact le plus notable sur le dollar.

Le discours récent de la Fed ne s’est durci que marginalement en réponse aux perspectives de réforme fiscale et de stimulus budgétaire, mais les déclarations officielles restent évasives. Comme tout le monde en ce moment, la Fed se trouve face à des hypothèses plus que face à une réalité : nous pensons qu’elle devrait continuer à cheminer avec précaution en attendant d’y voir plus clair sur la politique de la nouvelle administration. Par ailleurs, le président Trump aimerait voir le PIB nominal américain croître au rythme de 4% par an et c’est une autre raison de laisser filer la croissance à un rythme plus élevé et de maintenir le dollar à un niveau plus bas que s’il en allait autrement.

Une clarification de la politique n’interviendra au mieux que fin 20107 ou début 2018 et nous pensons que l’impact d’un retour des capitaux au bercail américain ne se matérialisera probablement qu’environ un an plus tard - ce qui suggère à notre sens qu’un rallye brutal du dollar est peu probable à court terme.

Le risque protectionniste : la Chine sera l’acteur leader de la « mondialisation 2.0 »

La menace protectionniste sur les flux du commerce mondial semble plus claire, particulièrement au moment où les volumes montrent enfin des signes encore timides de rebond après la stagnation observée depuis plusieurs années sur fond de faiblesse du prix des matières premières et de ralentissement chinois.

Après l’élection de Trump, nous avons argumenté qu’il était plus vraisemblable d’assister à une stagnation des échanges plutôt qu’à un repli sous la nouvelle administration. Aussi récemment qu’à la mi-janvier, il est apparu que la rhétorique du président élu Trump se focalisait sur les promesses fiscales faites pendant sa campagne plutôt que sur le commercer ou même l’immigration [2].

Mais un mois est une longue période lorsqu’il s’agit de politique. Tant au niveau de la rhétorique que de l’action, les choses se sont accélérées : outre l’abandon formel, sans surprise, de l’engagement des États-Unis dans le Traité Trans-Pacifique (TTP), nous avons assisté à des déclarations inhabituellement agressives à l’encontre d’alliés traditionnels ou de partenaires commerciaux, à des appels à « accélérer » la renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain (Aléna), à des menaces de taxation des opérations transfrontalières des sociétés et à l’expression d’une préférence pour les accords bilatéraux, plutôt que multilatéraux.

Pour être clair, nous interprétons toujours ceci comme une menace de voir les échanges internationaux stagner plus que se renverser totalement : cette dernière situation surviendrait en cas de barrières douanières généralisées qui dégénéreraient en guerre des capitaux entre la Chine et les États-Unis, par exemple. Nous voyons pas cela comme imminent, notamment - et ce n’est pas la moindre raison - parce que la Chine détient un montant important en dette américaine, ce qui signifie qu’un tel mouvement serait potentiellement très dommageable pour les États-Unis.

Nous nous attendons à ce que l’administration Trump mette en œuvre sa vision populiste du protectionnisme via une approche spécifique à chaque secteur plutôt que de chercher une confrontation globale, ce qui répondrait plus spécifiquement aux préoccupations concernant l’emploi des hommes blancs sans formation universitaire des « swing states ».

De plus, une bonne part des craintes associées à un retrait des États-Unis du commerce mondial se fonde sur une vision « à l’ancienne » de la contribution des pays émergents à l’économie mondiale. La source de son rattrapage en matière de croissance ne réside plus simplement dans des investissements importants dans des actifs réels, d’un côté, et la production industrielle de masse de biens bon marché pour les consommateurs des riches pays occidentaux, de l’autre. La prochaine étape de leur croissance sera centrée sur la demande domestique - et de manière importante, à notre sens, sur des dynamiques entre les différents marchés émergents.

Cela est déjà le cas. Depuis 2010, la dynamique de la demande domestique dans les principaux pays émergents a généralement été un moteur de croissance supérieur à celui des échanges commerciaux. Depuis 2000, les exportations des pays émergents vers les économies développées sont tombées de 80% à 60% du total de leurs exportations, ce qui signifie que la proportion du commerce « intra-émergents » a doublé (Figure 3) [3].

Toutefois, cette tendance, qui représente le prochain grand pas dans le processus de la mondialisation, n’en est qu’à ses débuts. On oublie aisément la « globalisation » que représente la simple connexion entre Chine de l’ouest et Chine de l’est, en terme de lien entre des marchés qui s’ouvrent l’un à l’autre. C’est l’idée qui a présidé à la double initiative de développement économique (Ceinture économique de la route de la soie/Route maritime de la soie) lancée par la Chine en 2013 pour se connecter au reste de l’Eurasie et connue sous le nom « One belt, one road » (Une route, une ceinture). Cette vision transfigure la physionomie du commerce mondial en stimulant la demande domestique de ces différentes régions, surtout lorsque l’infrastructure nécessaire est déployée.

Cela ne signifie pas que certains secteurs des marchés émergents – et même des économies entières – ne sont pas plus en risque que d’autres sous l’effet de cette transformation. Il ne faut pas être surpris de constater sur la Figure 4 que les semi-conducteurs à Taiwan ou en Corée, et l’équipement automobile au Mexique sont parmi les plus vulnérables.

Clairement, les modèles économiques fondés sur des exportations vers les USA devront s’adapter à ce nouveau monde d’échanges intra-émergents. Probablement, cet ajustement aurait été nécessaire de toute façon, mais le vote protestataire de la « ceinture de la rouille » américaine le rend plus urgent.

Au même titre, l’élection du président Trump ne fait que renforcer les principes qui ont sous-tendu notre approche de l’investissement dans les marchés émergents depuis un moment déjà : se focaliser sur les sociétés de qualité et les pays robustes, où la demande domestique est un moteur de croissance important, pour capter des tendances de long terme. Cela permet aussi de détenir des positions de long terme non consensuelles sur le marché, ce qui est vital dans un environnement de liquidité réduite, spécialement lorsqu’on parle d’obligataire.

Les “super-tendances” n’ont pas changé, juste accéléré

Finalement, donc, le manque à gagner qui découlerait d’un retrait significatif des États-Unis du commerce mondial a des chances, selon nous, d’être spécifique à certains pays et secteurs, et doit être relativisé au vu des conséquences beaucoup plus importantes de la “mondialisation 2.0.” Le monde émergent s’engage dans cette voie, avec à sa tête la Chine et une Eurasie plus connecté grâce à des initiatives comme “One Belt, One Road,” et un TTP renégocié qui se profile, sans les USA.

Lorsqu’on observe le monde sous ce nouvel angle, le risque final ne réside plus du tout dans le protectionnisme américain ou le dollar fort. Plutôt, c’est un risque sur la balance des paiements ou tout autre accident financier du côté de la Chine. Encore une fois, les fondamentaux que nous décrivions en septembre dernier n’ont pas changé et certainement pas dans le sens d’une détérioration [4].

La position de dette extérieure de la Chine est exceptionnellement forte et l’inflation est revenu à un niveau rassurant grâce au stimulus en cours : deux éléments qui devraient aider à contenir le problème bien identifié des prêts non performants dans le système bancaire, problème que les autorités sont en train de résoudre progressivement, de notre point de vue. Qui plus est, 2017 est une année importante du point de vue politique : le 19e Congrès National prévu cet automne pourrait inciter les décideurs politique à accorder la priorité à la stabilité économique domestique par rapport sur les secteurs tournés vers l’extérieur. On observe déjà que le risque de fuite des capitaux est vigoureusement combattu par les autorités chinoises via le contrôle des capitaux.

En définitive, nous nous attendons à ce que l’environnement de « stagnation des échanges » prévale, ce qui permettra aux actifs des marchés émergents de gravir le « mur des inquiétudes » qu’on observe actuellement et opérera une claire distinction dans le monde de l’investissement entre gagnants et perdants. Cela devrait offrir l’opportunité de se différencier en matière d’investissement en actions ou obligataire.

Au cas où les USA adopteraient une posture de confrontation directe vis-à-vis de la Chine, aboutissant à une réaction plus forte encore de la part de la seconde économie mondiale, nous voyons un risque de baisse par rapport aux valorisations actuelles. Cependant, même dans ce cas, nous nous attendons à l’avènement d’une « mondialisation 2.0 » – une série de changements régionaux structurels qui faciliteront une croissance basée sur la demande domestique.
Le monde émergent est en train d’abandonner sons statut d’atelier du monde riche pour devenir riche lui-même ;
il consomme désormais une plus grande part de ce qu’il produit ; et il se glisse dans le siège de pilote du commerce mondial et de la mondialisation. Le vote du 8 novembre 2016 a peut-être accéléré ce mouvement.

Salman Ahmed , Février 2017

Notes

[1] Salman Ahmed, “Marchés émergents : la dernière oasis dans un désert de rendement ?” (septembre 2016).

[2] Salman Ahmed, “Comment Trump teste notre vision du monde” (novembre 2016) ; Salman Ahmed & Jan Straatman, “De 2016 to 2017 : le grand bond en avant ? » (janvier 2017).

[3] Voir LOIM, “Repensez votre exposition aux marchés émergents” (novembre 2016).

[4] Salman Ahmed, “Marchés émergents : la dernière oasis dans un désert de rendement ?” (septembre 2016).

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