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Il n ’ y a pas de Planète B

Une crise sanitaire mondiale avec une vitesse de propagation exponentielle, dont la temporalité et la profondeur sont inconnues, et cela dans un monde globalisé tant sur le plan des activités économiques que des marchés financiers : une seule certitude, la situation que nous vivons n’a jamais connu d’équivalent, et tout ce qui peut être dit ou fait pourra s’avérer exact… ou faux en fonction de paramètres sanitaires, puis politiques, aujourd’hui inconnus.

Concrètement, la notion de flight-to-quality n’a, cette fois-ci, qu’imparfaitement fonctionné, le Bund allemand ayant également dévissé devant la crainte des déficits budgétaires et le soutien "bazooka" de la BCE mis en place. Ceci laisse à penser que la politique de taux longs à zéro pourrait se terminer faute d’appétit des investisseurs. Il faut peut-être dès lors retenir l’acceptation de refuge comme le lieu où se rassemblent des gens d’une même catégorie, où ils se sentent acceptés… le refuge devient ainsi temporaire et relatif… il en est donc des marchés financiers comme de la santé.

Cette crise majeure nous fait vivre en accéléré le scénario que nous pensions voir se réaliser sur les 15 prochaines années. Rappelons-le, lorsque les climatologues nous interpellaient dans les années 2000 sur les conséquences du réchauffement climatique en 2100, la sensibilité des décideurs politiques et économiques était proche de zéro, la préférence pour le présent étant "humainement, économiquement et politiquement" dominante ; une valeur actuelle, pour parler mathématique, proche de 0 : (1 + 3 %)ˆ-100 = 5 % [3 % étant le taux de rendement nominal de très long terme]. Depuis la COP21, les climatologues ont réussi à convaincre les politiques de l’urgence climatique en évoquant 2030, soit une valeur actuelle qui passe de 5 % à 65 % soit (1 + 3 %)^-15.

De cette accélération brutale de la valeur actuelle, soit par prise de conscience "éthique", soit par simple anticipation de nouvelles règles du jeu en cours d’élaboration, les acteurs économiques (dans une majorité de plus en plus importante) intègrent ces paramètres dans leur stratégie : transition énergétique et transition écologique (relocalisation, circuits courts etc.) deviennent incontournables. Rappelons-le, le coût de cette transition, au-moins dans sa dimension carbone, est estimé par le GIEC à 50 € la tonne de CO2, soit 2 000 Mrds € d’investissements par an, équivalent à 2 % du PIB mondial ! Ce qui nous a fait dire que, pour permettre ce financement, les taux d’intérêt longs seraient administrés pour rester bas pendant un minimum de 5 ans et plus probablement pendant une durée proche de 10 ans, le temps que les premiers investissements commencent à être rentables et que l’inflation pointe son nez (la mondialisation ayant eu comme effet bénéfique de réduire très fortement le concept de Price maker). Dans le même esprit, dans les pays développés le désordre social engendré par la mondialisation questionne de plus en plus les démocraties et les actions "S" de l’ISR et de l’ESG paraissent bien timides pour résoudre les inégalités devenues parfois insupportables (en 40 ans les prix à la consommation ont augmenté de x 3,5, le SMIC x 4… mais l’immobilier résidentiel x 10 dans les zones tendues et le MSCI total x 33).

Dans une logique d’arbitrage entre le rendement économique à court terme dans un environnement compétitif donné et la durabilité, les deux problématiques majeures pour les entreprises sont l’organisation d’une nouvelle supply chain partiellement "déglobalisée" et plus largement une complexité à définir un nouveau cadre à la notion de productivité et d’efficience du capital dès lors que la finalité de l’Entreprise n’est plus uniquement le profit.

Si ce n’est sa soudaineté et son universalité, la crise sanitaire s’inscrit dans la même logique d’externalité qui dans le cas présent n’avait jamais été prise en considération dans les raisonnements économiques, dans les équilibres financiers comme dans les agendas politiques…. Et sa valeur actuelle est de 100 !

Le scénario du pire doit être envisagé, ne serait-ce que parce qu’en tant qu’hypothèse, il sera pris en compte dans les décisions gouvernementales pour l’éviter. Concrètement, sur les deux premiers trimestres de 2020, la production mondiale va s’effondrer de 30 à 40 % et si les 3e et 4e trimestre se reprennent, la production mondiale sera en baisse de 20 % sur l’ensemble de l’année.

Quelle que soit la durée et l’ampleur de cette crise sanitaire, on peut sans grand risque affirmer que "quoi qu’il en coûte" non seulement les Etats et les Banques Centrales joueront leur rôle pour soutenir leurs populations et leurs économies mais également que les modèles économiques et sociaux seront revus en profondeur. De l’urgence climatique qui engendrait des arbitrages complexes entre l’urgence "relative", son coût, la perte de compétitivité entre concurrents nationaux comme internationaux plus ou moins sensibles à cette nécessité (de par leur règlementation nationale, cf. les climato-sceptiques et autres Trump), il parait désormais certain que la prise en compte des externalités sanitaires sera d’une toute autre ampleur et remettra en cause les modèles "de l’ancien monde".

"J’ai peur de la table rase, mais aussi de son contraire : que la peur passe en vain sans laisser de trace derrière elle. " Paolo Giordano (Contagions)

S’il est très probable que les mesures pour assurer la liquidité seront efficaces, la question de la solvabilité se posera ensuite : quid des commandes et des fonds propres des entreprises alors que, paradoxalement, les efforts généralisés de soutien peuvent bénéficier à des passagers clandestins, i.e. notamment des entreprises ou secteurs qui n’auraient plus de sens dans ce nouveau monde entrainant une forte inflation et in fine une crise sociale et politique majeure.

Les réponses sont massives tant de la part des Banques Centrales que des Etats mais la question fondamentale qui se pose est de savoir jusqu’où nos économies s’organiseront différemment à la sortie de cette crise ?

Accepterons-nous l’idée, qu’une fois la crise sanitaire passée, nous changerons d’ère et que nous entrerons dans une économie de guerre où comme au début des années 40 aux Etats-Unis l’appareil productif doit être structurellement réorienté : l’augmentation des dépenses de santé qui était considérée comme une mauvaise nouvelle et celle de l’augmentation des ventes de voiture une bonne ne serait plus la bonne équation ? alors que les soldats qui sont au front sont ceux qui ont la valeur ajoutée la plus importante ?

Le "S" de l’ESG intègre désormais le Sanitaire : si nous avions souvent du mal à quantifier mathématiquement le S de l’ESG, il est clair que désormais ce critère sera prépondérant dans l’approche au même titre que l’Environnement.

Cependant si cette crise sanitaire crée une chute instantanée et mondiale tant de la demande que de l’offre et s’il est probable que l’organisation mondiale de la surconsommation ne sera pas reproduite, la question essentielle qui se pose est de savoir par quoi elle sera remplacée.

Si aujourd’hui tous les gouvernements (et les Banques Centrales) adoptent une politique de soutien de leurs économies par le biais de politiques budgétaires et/ou monétaires hors normes, tous les pays ne sont pas durablement en situation de le faire, notamment à l’intérieur de l’Europe où de nombreux Etats, et non des moindres, étaient déjà en surendettement.

Cette nouvelle économie privilégiera le Sanitaire : la santé, les services qui vont autour, l’alimentation, l’hygiène, l’éducation, l’intelligence artificielle et d’une manière plus générale le nomadisme virtuel (plus que physique)… ce qui suppose de convertir lorsque cela est possible, comme en économie de guerre, une partie des industries… et en revalorisant le modèle social aux bénéfices de ces populations.

La question du S pour Solidaire devient la question primordiale !

Dans une vision optimiste, même si elle est souhaitée par le secrétaire général de l’OCDE et de nombreux économistes, on peut espérer que les Etats mettent en place un Green New Deal et un Plan Marshall mondial dans une logique de solidarité pour la mise en place du nouveau monde "de relocalisation et de décarbonation" et même si aujourd’hui nous sommes incapables de chiffrer le coût de cette adaptation (y compris la socialisation des conséquences financières de la crise), il existe deux différences fondamentales par rapport aux crises précédentes : il n’y a pas eu de destructions physiques et, la crise n’étant pas d’origine financière ou économique, si la crise sanitaire ne dure pas trop longtemps, la majorité des Etats aura réussi à limiter la casse en terme de faillites d’entreprises. Le coût de la relance serait important mais ponctuel, resterait celui, colossal, de la transformation des modèles économiques et sociaux.

Dans une approche à ce stade malheureusement plus réaliste, on peut raisonnablement penser que post crise sanitaire, les plans de relance seront très nationalistes avec une très forte priorité au court terme, considérant, largement à tort, que le problème du réchauffement climatique est partiellement réglé du fait de la chute de la consommation, des modifications de comportements des acteurs et des relocalisations qui auront lieu. La démondialisation, déjà questionnée, va forcément s’accélérer, mais les réponses seront souvent nationales pour soutenir les économies locales (y compris nationalisation des compagnies aériennes et autres secteurs clés pour l’emploi, selon les pays). De nombreux Etats déjà surendettés, vont utiliser dans les mois qui viennent leurs dernières cartouches pour soutenir leur population à court terme, globalement le "système" sortira encore plus épuisé. En Europe, la position "nationaliste" de l’Allemagne qui annonce son plan de relance et refuse, jusqu’à présent, la mise en place d’un plan Marshall / New Deal à l’échelle de l’Europe en est l’illustration.

Il est vrai que les différences de systèmes sociaux selon les pays ne peuvent qu’inciter, au moins dans un premier temps, à des traitements différenciés : la France a un système de protection fort (chômage y compris chômage partiel), alors qu’à l’autre extrême des pays développés, le chômage aux USA va passer de 3 à 20 % de la population active avec une faible protection… et une forte augmentation des ventes d’armes car il faut bien se nourrir…

Il est bien évidemment trop tôt pour savoir entre l’utopie et la dystopie de quel côté va pencher la balance. Dans le meilleur des cas, le choc de la crise sanitaire crée un effet d’entrainement salutaire sur le long terme avec une forte réorientation de nos économies dans une logique où les externalités négatives (sanitaire, environnementales et sociales) sont prises en compte dans l’organisation du fonctionnement de l’économie mondiale (relocalisation, décarbonation) ; dans le pire des cas, l’égoïsme national l’emporte, l’Europe et sa monnaie unique éclatent, les taux d’intérêt longs montent fortement faute d’investisseurs de long terme, le court-termisme a épuisé les ressources financières et la planète continue de se réchauffer, certes plus lentement du fait d’une récession (plus ou moins) mondiale durable qui résulte de l’ensemble de ces paramètres, mais inexorablement.

Entre ces deux extrêmes, ce qui reste le plus probable, il faut espérer que la transition économique qui va avoir lieu ait suffisamment d’impacts pour que le retard que l’on prendra dans la transition environnementale soit supportable car en cas de crise environnementale… nous n’avons ni Etats, ni Banque Centrale… ni Planète B.

La réponse est donc largement dans les mains des Etats, des Banques Centrales (mais aussi des populations) et singulièrement de leur capacité à adopter une forme de solidarité qui est dans un premier temps apparemment moins optimum pour l’Etat qui soutient les autres ; autrement dit de leur capacité ensemble à investir sur le moyen terme. Les exemples ont historiquement existés sur des problématiques de long terme mais rarement sur celles de court terme (y compris récemment sur l’achat des masques de protection…).

Pour les investisseurs, que faire dans ce contexte ?

  • Coté Valeurs Mobilières, on le sait, la rapidité des baisses de valeurs tant des actions que des obligations a été quasiment sans précédent, à l’exception de mémoire d’investisseur "moderne", celle d’octobre 1987… dans un monde beaucoup moins financiarisé. La chute de 2008 a été encore plus importante mais un peu plus étalée dans le temps, ce qui avait permis à plus d’investisseurs de liquider leurs positions. Concrètement, cette crise s’est traduite par une disparition quasi-instantanée de la liquidité, ce qui fait qu’au total, l’immense majorité des investisseurs est encore très largement investie… Alors qu’en moyenne les indices ont baissé de 30 % (mercredi 25 mars à 12h !).

La discrimination s’est en premier lieu portée sur la liquidité possible des actifs et en deuxième lieu sur la perception de l’impact de cette crise par secteur : évidemment la santé, les télécoms, l’économie digitale étant moins affectés que la grande distribution physique, le tourisme ou le transport (pouvant aller jusqu’à la nationalisation des compagnies aériennes ou autres industries lourdement affectées), sans compter les banques, les foncières de commerce. Citons par exemple Unibail Rodamco Westfield dont le rendement du dividende 2020, après une annonce de baisse temporaire de 50 %, est de 8 %, une capitalisation boursière qui a chuté à 8,7 Mrds € pour un patrimoine immobilier, y compris endettement, de 60 Mrds. Les valeurs de dividendes/cours, même avec quelques trimestres de vaches maigres qui entraineraient une baisse durable du dividende de… 30 % ne justifient pas une telle décote, citons là également les rendements sur dividendes de Total (9 %), ING (15 %), Bouygues (6 %), Metro (8 %), Allianz (6 %), Enel (5 %), Santander (8 %), Evonik AG (6 %), Prosienbensat Media (11 %) ! De leurs côtés, les obligations d’entreprises ont été particulièrement affectées et, reflet de la crise, les cotations qui s’exprimaient en spread au-dessus du taux sans risque (par exemple 250 bp), sont de plus en plus relatées en prix (par exemple 60 % du pair…).

Sauf à considérer que cette crise sanitaire soit durable et à répétition, ces baisses sont pour la très grande majorité d’entre elles excessives, compte tenu notamment des mesures prises par les Etats pour soutenir l’économie et les Banques Centrales notamment pour la liquidité.

  • Du côté de l’immobilier tertiaire, en ce qui concerne la France, le cycle amorcé de hausse des loyers est probablement cassé. Pour autant, l’impact du report des loyers des TPE et PME en difficultés doit être relativisé.

La très grande majorité des véhicules collectifs sont très diversifiés et si une année génère entre 4 et 4,5 % de rendement locatif (soit un peu plus de 1 % par trimestre), on voit que l’impact d’un trimestre avec peu d’encaissement de loyers est très très loin de la magnitude des impacts sur les autres classes d’actifs. Il est vrai que l’impact à moyen terme existera et ne sera pas univoque selon les secteurs, probablement moins de plateformes logistiques portuaires et aéroportuaires de taille mondiale au profit d’une logistique plus décentralisée, une organisation du travail qui fera probablement plus appel au télétravail ou à des immeubles collectifs de bureaux de proximité (pour la région parisienne), une reprise rapide du commerce et de l’hôtellerie moyen de gamme, un questionnement sur l’immobilier résidentiel de luxe.

Il est donc urgent d’attendre :

Il n’est évidemment pas satisfaisant pour un gestionnaire d’actifs de dire que la meilleure approche aujourd’hui est de ne rien faire ou en tout cas de ne pas vendre systématiquement. Bien sûr, les prix des actifs peuvent encore baisser en cas de mauvaises nouvelles additionnelles et cela en dépit du soutien des Etats et des Banques Centrales mais dans la majorité des cas les baisses ont été excessives sur les actifs cotés comme OTC et une correction violente à la hausse peut se manifester et en tout état de cause, la sortie de crise aura lieu et les cours reprendront un peu de couleurs par rapport à aujourd’hui.

Il est beaucoup trop tôt pour définir une allocation d’actifs de long terme, d’autant plus que quelle que soit la forme de la reprise, selon les pays et les secteurs elle pourra être en V, en U ou en L. Le seul élément à peu près certain, c’est la fin du modèle de l’ultra-mondialisation, et que la relocalisation aura un coût financier structurel… qu’il est aujourd’hui impossible d’évaluer.

Les secteurs et pays à privilégier dépendront alors de la mise en place, ou non, d’un Green New Deal accompagnant un Plan Marshall ou à l’inverse de l’égoïsme et de la courte vue des nations.

Concrètement nous avons trois scénarios possibles de sortie de crise :

  • Crier victoire trop rapidement, c’est-à-dire, sans avoir les outils sanitaires pour éviter qu’elle ne reprenne, et replonger dans une deuxième pandémie plus longue que la première ; à ce titre, ce qui se passera en Chine sera l’indicateur avancé ;
  • Tomber sous le joug de régimes très autoritaires, utilisant toute la technologie pour tracer et contrôler les populations, la préférence de la santé à la liberté ;
  • Une société positive, empathique, restructurée, quoi qu’il en coute, pour l’intérêt des générations futures !

Au-delà des impacts qui resteraient à chiffrer quelles que soient la tendance et la magnitude de ces trois trajectoires, optimiste de nature, je reste convaincu que cette crise, telle une révolution industrielle, obligera toutes les parties prenantes à faire évoluer nos économies vers un monde plus durable tant sur le plan économique, écologique, sanitaire et social.

Xavier Lepine , Mars 2020

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